UN NOUVEAU TRAVAIL



J'arrive à sept heures à ma nouvelle base. C'est très dur de se lever si tôt. Même avant, je ne commençais jamais avant huit heures.

J'arrive avant Gérard, le chef de base et je l'attends en visitant les installations. Le yard est grand avec des bureaux faits à partir de containers recyclés. Ça me change des bâtiments relativement luxueux car en dur de mon ancienne base, ici nous sommes plutôt dans le style installations de chantier. Des engins en panne attendent devant l'atelier de mécanique, le tout dans un sympathique désordre typiquement français.

Il y a une centaine d'ouvriers nigérians et deux expatriés qui m'observent. Ils ne doivent pas souvent voir de femme ici.
Mon titre est ingénieur de projet et assistant au chef de base. D'après ce que j'ai cru comprendre, je dois pouvoir remplacer Gérard quand il part en vacances, c'est à dire tous les trois mois mais surtout dans un mois pour la première fois et je dois en parallèle m'occuper des petits chantiers de Warri, relation clients et autres projets.
Pour l'instant, c'est plutôt confus et je ne doute pas de recevoir des explications plus détaillées bientôt.

Mon prédécesseur a été nommé sur un nouveau projet à l'autre bout du pays et ils avaient surtout besoin de quelqu'un qui parle anglais, connaisse bien le pays et sache travailler avec les Nigérians. Pour ce qui est de connaître le travail, les seules soudures que j’ai vues de ma vie remontent à mon stage ouvrier, à la fin de ma première année d’école d’ingénieur. J’avais alors fait quelques vaines tentatives, et malgré toute ma bonne volonté, mes efforts s’étaient soldés par quelques baguettes collées et des trous dans la tôle devant un atelier hilare.
Gérard me fait visiter sa base, me présente aux travailleurs dont j'oublie les noms aussi vite et me parle d'un chantier dont je devrai m'occuper.
Nous partons l'après-midi même à Ughelli, à une demi-heure de route de Warri pour visiter ce fameux site de construction que je vais devoir diriger. Il s'agit de réhabiliter quatre gros réservoirs (48 mètres de diamètre pour 18 de haut) et nous venons tout juste de commencer les travaux sur le dernier.

Le lendemain, le chef de projet nigérian en charge décide de démissionner, je ne sais pas s'il est plus vexé de ne pas recevoir la direction du projet ou de devoir travailler pour une femme. Le résultat est que je me retrouve à diriger un chantier sans aide et sans avoir la moindre idée de ce que je dois faire. Au moins je peux compter sur Gérard.
Deuxième coup dur la semaine suivante, le chef d'équipe camerounais qui contestait mon autorité depuis le premier jour démissionne également car il ne supporte pas de recevoir des ordres d'une femme parlant anglais, qui ne lui reconnaît pas le privilège d'être le seul travailleur à parler français.
Tout va donc pour le mieux, heureusement que personne ne se préoccupe réellement de ce chantier qui dure depuis quatre ans au lieu des deux du planning initial. Du moment que j'arrive à le finir sans trop faire de remous avec le client, tout ira bien avec ma direction. Je ne crains que l'épreuve locale, mais Gérard est là pour m'aider.

Le vendredi suivant, alors que je termine péniblement ma première semaine, crevée de devoir me lever si tôt pour être au travail de l'autre côté de la ville à sept heures du matin, Gérard a un malaise au bureau. Il rentre chez lui se faire examiner par l'infirmière hongroise qui s'occupe de nous ici. Elle lui conseille le repos, un régime sans graisse, pas d'alcool ni de cigarettes et c'est uniquement parce qu'il doit quitter le pays deux semaines plus tard qu'elle ne le renvoie pas en France tout de suite.
Ça, c'est de l'adaptation, cinq jours en doublé et maintenant je suis toute seule, à l'épreuve du feu. Jusqu’à présent l’ampleur de la tâche était atténuée par la présence de Gérard, je sais maintenant que je ne pourrai plus compter que sur moi. Heureusement, je peux encore contacter Gérard et je le retrouve le soir pour lui demander conseil sur les décisions à prendre ou quand j'en ai pris une, confirmer que c'était la bonne. Je dois faire face à toutes les difficultés rencontrées à diriger une base de cent vingt personnes entre les problèmes personnels qu'on me raconte en larmoyant dans le bureau, les problèmes des chantiers dont nous devons assurer la logistique, les problèmes qui surgissent sur mon chantier, les problèmes avec les clients à Warri et enfin les problèmes purement liés au rythme de la base.

Le lundi soir, tous les ouvriers quittent la base à cinq heures quarante cinq au lieu de six heures. Je le remarque tout de suite, évidemment mais, le premier moment de colère passé, je me rassieds pour réfléchir à l'attitude à adopter. C'est bien un test pour évaluer dès le premier jour les limites du pouvoir de cette petite Française fraîchement débarquée. Je refuse de faire appel à Gérard car je dois asseoir mon autorité tout de suite.

Le chef du service de sécurité, qui est entre autres chargé d'ouvrir la grille, est assez âgé et je le soupçonne de faire parti des meneurs qui provoquent les troubles sur la base. Dans la société nigériane, l'âge est souvent un gage d'autorité et de niveau hiérarchique.
Je vais le voir et lui demande pourquoi tout le monde a quitté le travail si tôt, sans ma permission.
Il me répond que les ouvriers ont décidé de partir et que ce n'est pas sa faute, d'ailleurs lui est resté. Nous savons tous les deux que je ne peux pas prendre une sanction collective sans me retrouver avec une grève générale sur les bras.
Et je lui demande : - Mais qui a ouvert la grille
- Moi
- Cependant, il était trop tôt, est-ce que je t’en avais donné l’ordre& ?
- Non mais les ouvriers étaient dans les bus, prêts à sortir.
- Il me semblait pourtant que c’était moi et non eux qui payais ton salaire. Tu me confirmes que tu travailles toujours pour moi ?
Il a maintenant l'air embarrassé quand je lui dis que je le considère comme personnellement responsable de l'heure de sortie des travailleurs et que la foir il recevra par une lettre d'avertissement, la suivante signifiera son renvoi. Inutile de dire que ça ne s'est jamais reproduit.

J'ai ainsi le droit à un certain nombre de tests d'entrée, que je passe avec plus ou moins de succès mais dont je tire quelques leçons : je m'efforce de prendre des décisions justes, de respecter ma parole donnée, de réprimer les erreurs mais de récompenser les bons ouvriers et de savoir reconnaître mes méprises, sans pour autant faire preuve de faiblesse.
Enfantin, n'est-ce pas ? Surtout quand on sait qu'on est assis sur une poudrière appelée susceptibilité et qui ne demande qu'à exploser à la moindre maladresse.
Je me rends compte très rapidement que les Nigérians sont très forts pour utiliser les arguments qui font mouche. Ainsi quand je veux renvoyer le peintre que j'ai confondu dérobantant de la peinture, ce qu'il a d'ailleurs admis, je me retrouve avec un pauvre homme, à genoux, sanglotant dans mon bureau. Le temps de prendre une grande respiration, j'arrive à garder mon sang-froid. Je reste inflexible car céder sur ce point alors que j'ai réussi à démontré qu'il escroquait la base depuis au moins deux ans et que les sommes en jeu sont colossales, serait la porte ouverte à tous les abus : "autant en profiter puisque si on est viré, on peut la faire revenir sur sa décision en pleurant un peu".
J'ai pour théorie qu'il y a cent vingt millions de Nigérians, la plupart au chômage ou sous-employés et je préfère sortir de la misère quelqu'un qui est courageux et honnête plutôt que quelqu'un qui me vole, me ment ou refuse de travailler.
J'acquiers rapidement une certaine notoriété sur tout le Nigeria où je suis surnommée la dame de fer (et même parfois Mamanguida en l'honneur au dictateur Babanguida).
L'avantage de cette réputation est que je n'ai plus à prouver mon autorité à qui que ce soit, les nouveaux sont prévenus avant même de me rencontrer.
Les nouvelles de Gérard ne sont pas bonnes, il doit suivre une série de soins intensifs en France. Son retour n'est pas prévu avant cinq mois.

Depuis mon arrivée, certaines habitudes de la base me frustrent. Entre autres, il n'y a jamais un véhicule de libre, le parc automobile étant géré par un employé qui ne sait apparemment pas dire non quand on lui demande une voiture pour une course justifiée ou non et il n'y a jamais un véhicule de libre sur la base. Dès que j'ai eu les coudées franches, j'ai instauré tout un système de contrôle et aucune voiture ne peut quitter la base sans mon autorisation préalable. Comme par miracle, il n'y a plus de course urgente !

Samedi, un Français, malade, vient passer le week-end à Warri se faire soigner, accompagné par un jeune homme, Franck. Je les autorise à garder un chauffeur toute la nuit au cas où l'état du patient empirerait.
Lundi, le chauffeur vient se plaindre. Franck refuse de lui signer ses heures supplémentaires sous prétexte qu'il aurait passé une grande partie de la nuit à faire le taxi dans les rues de Warri. Vérifications faites, il semblerait que le chauffeur se soit absenté le temps de prévenir sa famille, ce que Franck n'a pas compris vu son niveau d'anglais sommaire.
Je donne raison à l'employé et ordonne à Franck de signer la feuille d'heures avant de partir faire mon tour habituel sur le yard. Un peu plus tard, alors que je rentre dans les bureaux, je croise le chauffeur qui sort en hurlant et en se tenant la tête. Je ne sais pas ce qui se passe mais je m'attends à de gros ennuis. Mon premier réflexe est d'enfermer Franck dans mon bureau, certainement l'endroit le mieux protégé de la base. Il s'avère que la discussion entre eux s'est envenimée, le chauffeur a attrapé Franck par le col qui a pris peur et l'a aspergé de gaz lacrymogène.
Je dis à Franck de ne pas bouger et de n'ouvrir qu'à moi pendant que je vais aux nouvelles. La base est en effervescence, les ouvriers pensent que Franck a projeté de l'acide (c'est une tradition locale) et que le chauffeur est devenu aveugle. Je parviens à prévenir l'armée (avec qui j'entretiens d'excellents rapports et dont le baraquement se situe à quelques centaines de mètres) et bientôt un petit détachement arrive qui permet d'extraire Franck sous escorte.
Nous nous précipitons à l'aéroport et je réussi à lui trouver une place dans le premier avion en partance sur Lagos. Pour le moment il est en sécurité. Il ne me reste plus qu'à retourner sur la base affronter les travailleurs furieux d'avoir vu leur proie s'échapper.
Quand je reviens, la révolte gronde. Je les apaise en leur disant que Franck a quitté le Nigeria mais que je m'assurerai personnellement qu'il sera puni de son attitude et licencié (ce qui fut fait). Mais un autre problème m'attend. Le supérieur de la caserne est indigné que ses troupes aient aidé à libérer un étranger qui a agressé un Nigérian. Il n'a pas tout à fait tord en l'occurence !
Il le fait rechercher dans toutes nos maisons de Warri. Je contacte Lagos en leur disant de se débrouiller pour lui faire quitter le pays le soir même avant que les autorités ne retrouvent sa piste. Je passe le reste de la journée à calmer tout le monde.
Plus tard, en réunissant les affaires personnelles de Franck afin de les lui renvoyer, on retrouvera tout un arsenal de guerre, (poing américain, couteau de lancer etc..). Il est heureux qu'il soit reparti sans avoir provoqué une plus grande catastrophe.

Jeudi, 5 heures du matin, on frappe violemment à la porte de notre chambre. Un chauffeur vient chercher David, il y a une urgence. Un puits a explosé dans la nuit et la compagnie pétrolière fait appel à toutes les forces vives du pays. Et là, tout va très vite.
L'équipe de Red Adair (qui a éteint les puits du Koweït) est sur place dès le lendemain et demande qu'on remplisse d'eau une cuve naturelle de cent mètres de diamètre. Grâce à David, je suis le projet de très près et je vais offrir mes services dès le vendredi après-midi. Je pars sur le site le samedi matin. C'est impressionnant. Tout ce que le Nigeria compte d'engins de chantier semble être concentré ici, sans compter ceux qui sont arrivés dans la nuit par avion. En deux jours, ils ont creusé une tranchée de dix mètres de large entre le puits et la rivière, sept kilomètres plus loin, en passant à travers un village, y compris l'expropriation de quelques maisons. Notre responsibilité, si nous l'acceptons, est de construire trois pipelines pour ramener l'eau jusqu'à la cuve, en quelques jours avec mobilisation immédiate. Le samedi soir, j'ai enrôlé dix soudeurs et un chef d'équipe. Le dimanche matin, les dix soudeurs de la relève sont à pied d'œuvre. Nous sommes à deux heures de route de la ville et il faut organiser en catastrophe le logement, la nourriture et le transport de nos troupes dans les petits villages avoisinants qui n’ont certainement pas l’infrastructure adéquate pour accueillir une telle foule. Mon chef d'équipe parle très mal anglais et je dois traduire ses instructions. On tire à vue mais on y arrive. Je passe le plus clair de mon temps sur le chantier, la base doit se débrouiller pour tourner toute seule. Et une semaine plus tard, l'aventure est déjà terminée. On va pouvoir se reposer.
Je suis dans mon bureau, je viens de payer très grassement les soudeurs avant de les laisser repartir vers leurs chantiers respectifs. Ils viennent me demander l'autorisation de rentrer chez eux - la plupart sont originaires de Warri - déposer leur argent. Je leur accorde deux heures, avant de faire partir le bus. Ils restent là, apparemment ils veulent autre chose. Ils me demandent la pièce pour payer le taxi jusque chez eux. Ils ont entre les mains l'équivalent de deux mois de salaire d'un ouvrier moyen, pour une semaine de labeur et ils réclament encore ! Je me lève pour les toiser et leur jette : " Je pensais que les soudeurs étaient des Messieurs, mais vous parlez comme le plus petit clerc. Je me suis trompée, vous êtes des petits mecs. Je vais vous la donner, la pièce. "
Le silence est pesant. Ils sont vingt dans mon bureau et comme d'habitude, c'est après avoir parlé que je me demande si j'ai été prudente ! Ecœurés, je les entends dire " laisse tomber, on n'obtiendra rien d'elle " lorsque qu'ils quittent mon bureau. Ouf.

Enfin, je commence à me sentir à l'aise et à vraiment aimer ce que je fais. Je travaille beaucoup, environ 70 heures par semaine car presque tous les problèmes que je rencontre sont nouveaux pour moi. Un solide bon sens permet d'en résoudre la majorité, malgré mon inexpérience, mais je travaille sans filet et j'ai l'impression de frôler sans arrêt la catastrophe.
Au bout de trois mois à ce rythme, je réclame mes vacances. Didier est un peu réticent mais je suis au Nigeria depuis 7 mois sans interruption et j'ai véritablement besoin de repos. Nous nous mettons d'accord sur 2 semaines.
David et moi rentrons en France et en profitons pour commencer les préparatifs du mariage.
Avant de partir, j'appelle Didier et je lui demande de surveiller le site d'Ughelli en mon absence. Je sens quelques tensions sur le chantier. J'ai envoyé le chef du personnel sur place pour désamorcer tout début de problème potentiel. Il est plutôt rassurant quand il revient mais je pars en vacances plutôt préoccupée.

Nous revenons au Nigeria à peine après l'avoir quitté, du moins c'est l'impression que nous en avons. Nous avons passé notre temps à visiter les châteaux, et autres traiteurs nécessaires à tout mariage qui se respecte ! Ces deux dernières semaines sont passées bien trop vites et je n'ai jamais réussi à complètement me déconnecter de ma base malgré toutes nos occupations. Je commence à comprendre Didier qui m'avait accueillie dans mes nouvelles fonctions en me souhaitant la bienvenue dans " le club de ceux qui ne dorment pas la nuit ".
Sans surprise, on m'annonce que mon chantier est en grève depuis dix jours.
Apparemment mes supérieurs ont estimé que la situation pouvait attendre mon retour.
J'arrive le matin à Warri, je prends tout juste le temps de déposer ma valise à la maison et me voilà déjà partie pour Ughelli. Quelle joie de se sentir attendue !
Les travailleurs sont là, discutant en cercle. Je ne peux m'empêcher de ressentir un petit pincement avant de me jeter dans l'arène. En théorie, je ne risque rien et il ne s'agit que de discuter mais en pratique, tout peut arriver.
Et me voilà, petite blanche perdue sur un chantier au milieu d'une trentaine de Nigérians, discutant tous les points pied à pied. Une heure plus tard, le problème est résolu, ils ont gagné un peu d'argent, une prime à la réussite et le travail peut reprendre. Le jeu habituel. Au moins la réadaptation au travail est rapide.

Mais le vrai Test de la base se déroule le 19 décembre.
Depuis quelques jours, je sens une certaine tension à l'approche des fêtes de Noël (le Sud du pays où nous nous trouvons est catholique au contraire du Nord à tendance majoritairement musulmane).
Les travailleurs veulent recevoir un bonus supérieur à celui négocié dans les accords et le comptable a essayé de me duper en profitant de mon ignorance pour tenter de me faire signer ce fameux supplément. J'ai découvert le pot aux roses à temps, mais maintenant les ouvriers se disent spoliés.
En allant travailler ce jour là, je préviens David que je crains des échauffements et qu'il devrait venir aux nouvelles dans la journée. A peine arrivée, une délégation menée par mon copain, le chef de la sécurité, vient me voir pour me demander une augmentation de bonus. Que je leur refuse. Ils réagissent en disant qu'ils ont décidé de démissionner en masse.
Ma réponse : "- Mais c'est très bien, démissionnez, je pourrai alors fermer la base et partir en vacances"
"- Bon, on va discuter, en attendant personne ne peut quitter la base."
Je suis donc prise en otage avec cinq autre expatriés qui passaient par Warri avant de partir en vacances le lendemain.

Ils me coupent l'électricité, j'arrive à récupérer une batterie de voiture pour connecter la radio, appeler Bruno, à Port-Harcourt (trois heures de route) et le mettre au courant de la situation. Bruno est le manager résidentiel, qui rapporte à Didier, lequel passe la majorité de son temps en France.
Je ne peux pas céder car si je n'emploie qu'une centaine de personnes, nous avons plus de mille ouvriers locaux dans le pays et la nouvelle d'une augmentation à Warri irait très vite aux oreilles des autres sites qui devront s'aligner. Cette histoire pourrait nous coûter une fortune.
Soutenue au bout du fil par Bruno, j'ai décidé que je ne paierai qu'en dernier recours pour sauver ma vie, s'ils investissent les bureaux. Les négociations reprennent et durent toute la matinée sans résultat. Austin, un employé de bureau, qui est habituellement en charge de faire les photocopies et le café, m’assure du soutien indéfectible de ses cinquante kilos. Me voilà rassurée. Quand David vient me voir, je suis enfermée mais j'envoie Austin lui dire que la situation n'est pas critique et que je la contrôle encore à peu près.
Vers midi, nous mangeons dans notre petite cantine pendant que les ouvriers jeûnent puisqu'ils ont fermé la base et ne peuvent ou ne veulent pas sortir pour déjeuner.
Cependant ils boivent et très rapidement l'effet conjugué de l'alcool et du manque de nourriture les rend expansifs.
Les travailleurs commencent à devenir menaçants et s'en prennent à moi, disant aux autres expatriés qu'ils sont libres de rentrer chez eux puisque c'est moi la "patronne".
Je n'en mène pas large et heureusement que l'un de mes collègues, vieux routard de l'Afrique est là pour me soutenir car les autres m'adjurent de céder avant que les travailleurs ne deviennent trop violents.
Je cherche à joindre David mais il est parti déjeuner et l'opérateur radio de sa base ne semble pas capable de le contacter ni de lui transmettre le message. Les ouvriers tapent sur les murs des bureaux avec leurs outils, le bruit est infernal, la tension à sont paroxysme et je commence à avoir franchement peur mais je ne cède toujours pas. Mes parents ont raison qui disent toujours que je suis trop têtue pour mon propre bien.

Vers deux heures, David est là de nouveau, il a décidé de faire un petit tour pour voir où en est la situation. Je lui envoie un S.O.S. lui disant que ça chauffe beaucoup ici et qu'il est temps d'aller chercher l'armée pour me sortir de là. C'est la solution de recours quand on a épuisé toutes les autres. Je me sens soulagée car je sais que ma libération n'est plus qu'une question de minutes.
Mais le temps passe et David ne revient toujours pas. Je reste calme, continue à négocier et je sens qu'il commence à enfin y avoir quelques flottements en face. Je fais donc savoir que toute personne qui accepte le bonus négocié peut se présenter devant le comptable pour l'empocher immédiatement. Cette idée de l'argent frais les attendant fait réfléchir les plus modérés.
Une heure plus tard, David n'est toujours pas là, mais les ouvriers commencent à arriver dans les bureaux pour toucher leur bonus et rentrer chez eux. J'ai gagné.
Quand David arrive, il est quatre heures passées, tout le monde a récupéré son argent, je suis sortie des bureaux et m'apprête à partir. David a beaucoup tardé car les forces de l'armée étaient parties assurer la sécurité d'un gouverneur qui devait inaugurer un bâtiment pas encore construit, il a eu beaucoup de mal à les convaincre de le suivre. Il arrive à la base avec deux pick-up remplis de soldats armés jusqu'aux dents. Les ouvriers s'énervent et me crient de ne pas revenir sous peine de représailles pendant que les soldats veulent en tabasser un ou deux pour l'exemple. Je me mets au milieu et arrive à calmer les esprits.
Je demande à deux soldats de rester pour garder ma maison la nuit, au cas improbable où ils décident de mettre leurs menaces à exécution.
David ne veut pas que je retourne à la base le lendemain. Néanmoins, je dois y aller ou admettre avoir peur d'eux et subséquemment qu'ils ont gagné, au final.
Nous arrivons à un compromis, David me déposera lui-même mais uniquement si les soldats sont présents comme je l'avais requis.
Les soldats sont là et David accepte de me laisser descendre de voiture. Quand je fais ma tournée matinale, tout le monde est à son poste, les ouvriers ont commencé à travailler et m'accueillent comme si de rien n'était. Je suis seule aujourd'hui car les expatriés sont tous partis en vacances et la journée se déroule sans incident. Hier n'a jamais existé.
Les soldats continuent à surveiller la base pendant environ deux semaines, mais tout est calme maintenant et je semble avoir été acceptée comme chef. Cette journée de grève a finalement été plutôt positive car ils reçoivent maintenant mes instructions sans discuter.

Maintenant que tout est rentré dans l'ordre, il est temps de régler les comptes. Je pense que le comptable est à l'origine du malentendu, en essayant de me faire signer un bonus supplémentaire. Je contrôle son travail à la loupe et il ne me faut pas longtemps pour réaliser que profitant de mon inexpérience et de ma méconnaissance des noms des travailleurs, il a crée un emploi fictif et empoche le salaire depuis deux mois. Il doit partir. Mais comment le changer ? Et surtout comment préparer son remplacement sans lui mettre la puce à l'oreille ? Dans l'équipe administrative, un employé semble avoir le potentiel. Pendant les deux mois qui suivent, je le forme en le faisant passer pour l'assistant du comptable (il est débordé le pauvre homme). Quand il a acquis les bases, je le mets dans la confidence et trouve un prétexte pour l'envoyer deux semaines finaliser sa formation à Lagos auprès du responsable administratif du pays. Le jour de son retour, je licencie le comptable. J'ai tout préparé, la prime, la lettre de licenciement, et autres papiers qui permettent de nous assurer qu'il ne nous attaquera pas. C'est une habitude ici et nous devons régulièrement re-embaucher des personnes licenciées pour une faute grave impossible à prouver au tribunal - Il y a très rarement un constat de police. Je préfère payer une prime de licenciement à une personne qui ne la mérite pas que devoir la remployer avec les excuses quelques mois plus tard !

Quelques temps plus tard, nous découvrons un important vol de structures métalliques dans la base. Ce vol, qui a nécessité un camion, n'a pas pu être effectué sans la complicité des équipes de sécurité.
Je convoque l'ensemble des gardiens dans mon bureau et leur donne 2 jours pour me donner le nom du coupable. Bien sur, personne ne se dénonce. Je décide donc de virer les équipes de jour et de nuit car bien que ne sachant pas qui a commis le vol, je ne peux pas le laisser impuni. De toute façon, je suis persuadée qu'ils sont tous complices et je ne leur fais plus confiance depuis qu'ils ont pris parti contre moi pendant la grève.
Je renvoie douze personnes d'un coup, avec l'aide de l'armée à qui je demande de garder la base en attendant de trouver des équipes de remplacement. Le nombre de licenciements à mon actif commence à devenir impressionnant !

Gérard n'est toujours pas rentré et on m'annonce la venue du PDG de la société. Didier me donne carte blanche pour nettoyer la base. Je profite de l'occasion pour enfin lui donner un coup de neuf et y apporter la touche féminine dont je rêvais.
Avec l'aide de mon prédécesseur, je me débarrasse de toute la ferraille et autres engins en panne qu'on garde pour les pièces détachées, dans un terrain à part loué pour l'occasion. Je transforme un container en salle d'archives afin de vider les bureaux engorgés, je repeins toute la base, change le lino etc. Enfin elle commence à ressembler à la filiale organisée d'un groupe international. L'idéal serait évidemment de pouvoir construire des bureaux en dur et d'asphalter le yard mais les résultats sont tout à fait satisfaisants avec le peu de moyens à ma disposition. Notre système de référence quant à l’aspect général des bureaux est complètement faussé ici, entourés comme nous le sommes d’entreprises locales qui fonctionnent avec des moyens très peu sophistiqués.

Je suis soulagée quand finalement Gérard revient, cinq mois après son départ. Cinq mois pendant lesquels j'ai maintenu la base à bout de bras tout en y apportant mes améliorations personnelles. Mais il nous a manqué pour toute la partie contacts avec les syndicats qui lui permettent d'anticiper les mouvements de grève et de négocier les accords ouvriers.
A son retour, les directeurs de projet lui déclarent qu'ils sont satisfaits de mon travail et se mobilisent pour que je sois maintenue dans mes fonctions. Gérard est alors promu directeur de toutes les bases du Nigeria (c'est à dire quatre) et du matériel quand je reste en charge de celle de Warri.

Les changements que j'ai introduits dans la base, mes passages en force, le contrôle des dépenses, l'arrêt de certains trafics qui prospéraient et le renvoi d'une quinzaine de personnes ne m'ont pas créé que des amis. Je gêne. Huit mois après mon embauche, je reçois par la poste une lettre anonyme, manuscrite, à l'encre rouge, de menace de mort dans laquelle on me dit que je serai tuée si je ne quitte pas le pays sous un mois.
Je prends cette lettre très au sérieux car j'attendais une réaction de leur part.
David récupère un fusil qui reste sous notre lit, à mon grand déplaisir car je déteste les armes à feu. Chaque jour, je change de chemin et d'heure pour aller au bureau. Je décide toujours au dernier moment de l'itinéraire et n'en informe mon chauffeur en qui je n'ai pas particulièrement confiance, qu'une fois qu'il a commencé à rouler.
Après deux semaines de ce rythme, je suis épuisée nerveusement. Gérard m'annonce enfin qu'il a découvert les auteurs de la lettre, qu'il leur a parlé avec menaces à l'appui et que tout danger est écarté. Je ne saurai jamais qui sont les auteurs de cette aimable plaisanterie, mais j'ai suffisamment confiance en Gérard pour être rassurée. Je ne peux m'empêcher de continuer à observer les alentours quand je prends la voiture mais bientôt tout cela n'est plus qu'un mauvais souvenir et nous rendons enfin le fusil à son propriétaire.

Mes rapports quotidiens avec les employés sont plutôt bons et ma condition de femme ne pose pas de problème. La seule personne qui refuse absolument mon autorité est un expatrié français qui a l'âge de la retraite et me reproche d'avoir instauré des règles trop strictes sur la base à l'égard des étrangers. Les procédures sont les mêmes pour tous les employés, expatriés et locaux confondus, et il n'admet pas de ne pas bénéficier d'un régime de faveur dû à sa couleur de peau.
Un jour, nous avons une altercation assez violente car il ne comprend pas pourquoi il devrait me demander l'autorisation avant d'utiliser une voiture. Il faut dire qu'il occupe un bureau sur la base mais ne me rapporte pas hiérarchiquement. Au cours de la dispute, je lui déclare que je suis seule maître(esse) à bord et que le PDG lui-même devrait respecter Mes règles s'il venait sur Ma base.
Je rencontrerai assez régulièrement cette attitude d'expatriés qui ne conçoivent pas que je ne leur donne pas systématiquement raison et que je demande à entendre l'autre parti avant de pénaliser un Nigérian. Ma manière de faire a au moins pour effet de me faire respecter par les travailleurs locaux.

Mon statut de femme m'aide à développer de très bonnes relations avec les clients même s'ils sont un peu déstabilisés quand ils me rencontrent pour la première fois, mais cela entraîne occasionnellement quelques quiproquos.
Un jour, je me tiens dans mon bureau et je discute avec un des Français de la base. Un expatrié inconnu arrive dans le bureau et sans même me regarder s'adresse à mon collègue.
Il a dû penser que j'étais sa femme ou un pot de fleur parlant. Le Français me jette des coups d'œil désespérés car sa connaissance de la langue de Shakespeare est très limitée et il se noie dans les paroles de notre visiteur. Moi, je me contente d'observer la scène en rigolant intérieurement. Au bout de quelques minutes, notre visiteur réalise qu'il y a un malaise ambiant et j'interviens finalement : " - à qui voulez-vous parler ? - Au chef de base - Dans ce cas, je crois que c'est à moi que vous devriez vous adresser. " La tête qu'il fait à ce moment là vaut vraiment le déplacement. Notre visiteur s'en va la queue entre les jambes et je ne connais toujours pas la raison de sa venue.

La vie sur la base pourrait être simple et la routine agréable s’il n’y avait pas ces évènements qui mettent du piment dans le quotidien tout en le compliquant formidablement.
La raffinerie de Warri vient de lancer un appel d'offres, il s'agit de réparer le FCC, c'est à dire le cœur de l'usine, qui chauffe à des températures très élevées et dont les parois sont protégées par un béton réfractaire. Aujourd'hui ce béton craque et tout est arrêté. Inutile de dire que la perte de production quotidienne est extrêmement coûteuse. Nous avons deux jours pour répondre. Bruno vient à Warri pour l'occasion. Des trois concurrents, nous sommes les moins chers avec un délai de 31 jours contre respectivement 45 et 60 chez les autres. Nous gagnons l'affaire avec un démarrage immédiat, soit le lendemain, et nos concurrents, vexés parient que nous ne pourrons pas tenir nos engagements.
Bruno me nomme Chef de Projet et je passe un mois complètement fou, avec quelques heures de repos quotidien maximum. Je jongle avec ce site, pour lequel j'ai mobilisé une équipe de jour et une de nuit, et la base que j'essaye de ne pas complètement abandonner.
Quand les spécialistes arrivent de France avec leur équipement, ils testent le béton à appliquer, fourni par le client, et me disent qu'il est mauvais. Effectivement, si la date de péremption n'est pas encore dépassée, il a été stocké dans de mauvaises conditions à la descente du bateau.
Le client refuse nos arguments et je rentre en conflit direct avec eux. Connaissant la réticence naturelle des Nigérians à s'engager personnellement, je joue ma dernière carte en leur disant que j'appliquerai leur béton s'ils me signent une lettre me dégageant de toute responsabilité en cas de problème ultérieur. Sinon, j'en commande trois tonnes par avion dans les plus brefs délais avec un impact mineur sur le planning global.
Comme prévu, ils se dégonflent et nous faisons venir le béton de France, avec suivi du transit en direct, y compris une course poursuite dans les rues de Warri à la recherche du camion qui doit nous livrer. Les travaux reprennent au milieu de la nuit et nous finissons le projet sans autre mauvaise surprise en 32 jours. Pari gagné.
Le responsable génie civil de la raffinerie qui n'avait pas tellement apprécié que je gagne le bras de fer deviendra un copain le jour où nous découvrirons par hasard notre passé de forage et des amis communs.
Par la suite, mes relations avec la raffinerie seront excellentes et je peux déranger la plupart des dirigeants à tout moment, même en pleine réunion. Ce qui me permet de donner une nouvelle orientation à la stratégie commerciale de la base. Je me pose comme interlocuteur incontournable pour tous les travaux de maintenance de taille moyenne. Nous avons réussi à conjuguer le sérieux de notre savoir-faire international à une grande flexibilité dans les délais et un service de conseil.

Samedi 19 juin 1993, six heures du matin, mon avion vient d'atterrir à l'aéroport Charles De Gaule. Je saute dans un taxi, direction la maison de mon père. Samedi prochain je me marie. Et voilà, c'est dit. Une semaine pour me faire belle et enterrer ma vie de jeune fille.
Tout est supposé être prêt, nous avons réservé notre "château" pendant nos congés de novembre. Les invitations, la visite médicale, la paperasserie sont faits depuis les congés de mars, ainsi que les essayages finaux de la robe avec interdiction de changer de taille pendant trois mois !
Que c'est compliqué de se marier avec un étranger en France, nous avons besoin d'un tas de papiers qui n'existent pas en Nouvelle Zélande et dont il a fallu trouver les équivalents avant de les faire traduire. Sans parler du traducteur officiel que nous avons dû employer chez le notaire pour que les papiers soient légaux. Juré, la prochaine fois, je me marie à un Français.
Donc tout est prêt, du moins nous l'espérons car nous n'avons plus le temps de changer quoi que ce soit. Il ne me reste plus qu'à passer la semaine entre l'institut de beauté et les visites guidées de Paris avec les beaux-parents. Et en profiter pour soigner mon coccyx qu'une chute malencontreuse, dans la rivière d'Abraka a endommagé alors que je chahutais avec des amis. J'aimerai autant éviter d'être une mariée boiteuse..

Nous avons prévu une assez petite cérémonie avec environ trente-cinq personnes dont une quinzaine d'anglo-saxons, afin de ne pas créer trop de déséquilibre entre les rosbifs et les mangeurs de grenouille.
Le passage à la mairie est cocasse. David ne comprend pas un mot de français. Je lui explique que le Maire va le regarder, prononcer son nom puis le mien au milieu d'une longue phrase, en le regardant. Quand il s'arrête, David n'aura plus qu'à dire oui.
Et David est encore persuadé, à ce jour, d'avoir acheté une salle à manger.
Le reste du mariage est bilingue et nous avons mélangé les traditions de nos deux pays pour en faire une cérémonie hybride qui fait le bonheur de tous. Surtout le nôtre, d'ailleurs.
Après un mariage de princesse, une lune de miel romantique à l'île Maurice en compagnie de la moitié des lunes de mielans de la terre, nous repartons au Nigeria. Ca commençait presque à nous manquer, les plages paradisiaques n'ayant pas le charme incomparable de Warri !

Mais nous sommes mariés, maintenant, donc BOITE nous fournit une maison juste pour nous et nous sommes invités ensemble aux fêtes officielles. J’ai changé de nom, le courrier arrive avec des initiales que je ne me reconnais pas encore et j’ai passé quelques heures à peaufiner ma nouvelle signature !
Nous nous installons dans une maison neuve, inaugurant le nouveau camp, au milieu des travaux inachevés (c’est pratique, je n’ai pas l’impression de quitter la base) et la douce lumière romantique des bougies qui sied bien à notre jeune couple, mais qui remplace surtout l’électricité défaillante en attendant le futur groupe électrogène.

Mais globalement notre vie de change pas, nous continuons à travailler dans nos compagnies respectives, lui à partir sur le rig régulièrement et moi à surveiller ma base et mes chantiers. Nous sortons toujours beaucoup et maintenant nous avons une maison que nous avons aménagée avec les moyens du bord mais où nous nous sentons chez nous. Nous organisons notre vie entre le travail, les tournois de golf pour David, la piscine pour moi, le squash pour nous deux et la vie sociale en couple.

Fin janvier 94, alors que nous rentrons d'un mois de vacances en Nouvelle-Zélande, David apprend que son séjour au Nigeria s'achève immédiatement. La situation de BOITE n'est pas brillante et ses supérieurs ont décidé de se débarrasser de la majorité de leurs expatriés. Il est donc mis en chômage technique en attendant une nouvelle position.
Décidément, les vacances en Nouvelle Zélande ne nous portent pas chance professionnellement.
David reste quelques temps à Warri où il goûte à la vie d'époux d'expatriée et joue quotidiennement au golf en compagnie d'une ribambelle de femmes esseulées, heureuses de l'aubaine. Mais je ne suis pas jalouse ! Après deux semaines de ce traitement, il décide de partir en France et de profiter de son inactivité forcée pour étudier ma langue.
Ça partait d'une bonne intention mais il recevra son affectation deux semaines plus tard avant d'avoir eu le temps de beaucoup s'améliorer. Dorénavant, il travaille aux Philippines, en rotation et pour un mois de rig il bénéficie d'un mois de vacances à Warri. Et je continue à le retrouver, après une dure journée de labeur, au bar du Golf, entourée de toutes ses femmes. Pour moi, la vie continue, la base ne se soucie guère de mes tribulations de jeune mariée au mari trop souvent absent.

Finalement, mes efforts ont enfin porté leurs fruits et je viens de décrocher un contrat avec la raffinerie. Nous devons démonter des tuyauteries à la forme compliquée, les re-fabriquer et les remonter à l'identique. Je demande au siège, à Paris, de m'envoyer un chaudronnier expérimenté pour cette mission délicate.
Quand Pierre arrive, nous venons tout juste de mobiliser les troupes. Il est très motivé, le genre brute épaisse aux gros muscles avec un petit air de supériorité sur la gente féminine que je représente et peut-être pas la personne la plus intelligente que j'ai jamais rencontrée mais il semble adapté à ce travail.
Cependant j'ai très rapidement des doutes, il démonte l'existant et le copie comme on calque un dessin pour le refaire. Je suis surprise de ne pas le voir utiliser plus de découpes géométriques et je trouve le résultat plutôt bizarre même pour des yeux aussi peu avertis que les miens.
Je sollicite le jugement de Gérard à l'un de ses passages sur la base. Il me confirme que la manière de travailler de Pierre est assez peu orthodoxe. Nous appelons le chaudronnier avec lequel j'ai déjà travaillé à la remise en service du FCC et je m'arrange avec son chantier pour qu'il soit libéré le temps de me donner un coup de main. Claude arrive sur la base et regarde les pièces préfabriquées d'un air désespéré. Le travail est très mal engagé. Claude me dit qu'il va reprendre certaines pièces et que nous devront utiliser celles déjà finies car nous n'avons plus assez de matière première.
Mais l'horloge tourne et nous sommes déjà très en retard sur le planning, trop en tout cas pour nous permettre de nous passer de l'assistance de Pierre. Nous avons besoin de toutes les bonnes volontés pour essayer de rattraper le temps perdu.
Le renvoyer en France serait facile mais il va maintenant falloir me débrouiller pour qu'il reste, accepte de passer en seconde position et surtout reste motivé. Je sais qu'il est soulagé de l'arrivée de Claude mais il n'est pas le genre de personne à accepter de perdre la face, surtout devant une femme.

Je ne vois qu'une solution, je décide de me charger de tous les maux. Je lui déclare que je lui avais donné de mauvaises instructions en lui ordonnant de refaire à l'identique et que si j'avais eu plus d'expérience, je l'aurai mieux piloté. Donc, tout est de ma faute et maintenant nous sommes en retard à cause de moi. En conclusion, je lui demande d'accepter l'aide de Claude et également de lui laisser la place de premier vu sa séniorité. Inutile de dire que nous sommes tous les deux soulagés, lui de s'en sortir la tête haute, moi de le voir rester. Même si je rage de prendre son incompétence à ma charge. Si on m'avait dit qu'un jour je serai capable de faire preuve de tant d'abnégation ! Mais je savais que c'était la seule solution pour sauver le projet et comme Georges Courteline l'a si bien dit : " Passer pour un(e) idiot(e) aux yeux d'un imbécile est une volupté de fin gourmet ".

Et puis, tous ces problèmes me semblent mineurs, j’ai maintenant une vie privée qui requiert une grande partie de mon attention.
Aujourd'hui je viens d'avoir le résultat du test, il a fallu attendre six semaines, nous ne trouvons pas de pharmacie, ici. C'est pour début décembre, du moins d'après mon estimation très hasardeuse, à partir de mes souvenirs d'école.
Je le garde pour moi, David n'est pas là et je veux qu'il soit le premier à apprendre la nouvelle. Je ne change rien à mes habitudes, je continue à sortir régulièrement mais j'ai complètement arrêté de boire et de fumer. Ce qui ne passe pas inaperçu et provoque des questions infinies de la part de mes fréquentations. J'ai mis au point une réponse qui explique que mon nouveau comportement si raisonnable est dû à un pari fait avec David qui ne croit pas que je sois capable d'être une femme sans vice.

Je continue à nager régulièrement mais j'arrête le squash et le peu de course à pied que je faisais encore. Je ne grossis pas pendant les trois premiers mois, je n'ai aucun problème de santé. Je n'ai pas de livre pour m'expliquer les transformations qui s'opèrent en moi, pas de mari pour me supporter moralement, pas de mère ni de copine pour demander conseil ni de docteur pour me rassurer sur mon état.
Le seul médecin local que j'ai vu s'est contenté de mettre la main sur mon ventre pour me dire que tout était en ordre. J'étais repartie tout à fait rassurée ! Heureusement, tout se passe bien et j'écris mon journal pour la première fois depuis l'âge de douze ans, pour que David ait l'impression d'avoir participé au début de l'aventure.
Et mes hormones me jouent des tours. Je deviens insupportable, mon sens de l’humour est réduit à son expression minimale et je fonds en larmes à la moindre remarque désobligeantes, ayant perdu mon sens de la répartie habituel. Heureusement, un ami m’aide à supporter cette période et devient mon confident malgré lui. Lui qui n’a même pas de copine se retrouve embarqué dans des discussions passionnantes sur le choix du prénom. Important, le choix du prénom.. Et compliqué. C’est une grosse responsabilité.
Un soir, pendant le dîner, je reçois un coup de téléphone de mon père qui me demande si David a réussi à me joindre des Philippines.
- Non, pourquoi ? Il y a un problème ?
- Je ne sais pas, je n’ai rien compris à ce qu’il me disait, mais je crois qu’il m’appelait d’un hôpital. Je ne sais pas ce qu’il a. J’ai juste réussi à noter le numéro de téléphone.
Et Patatras ! Moi qui pensais être plus forte que les autres et réussir à faire un bébé toute seule, Je me retrouve en pleurs, hébétée devant le téléphone et incapable de penser. J’échafaude les pires scénarios dans lequel le bébé dans mon ventre serait orphelin avant même de naître d’un papa qui serait mort sans même se douter de son existence.
Je regrette de ne rien avoir dit à David. Et moi qui me targue de pouvoir affronter toute situation sans défaillir, je me retrouve en train de sangloter, incapable de faire le moindre mouvement.
Je finis par reprendre mes esprits et saute dans la voiture, toujours larmoyante, pour me précipiter chez des amis qui disposent en l’objet d’un téléphone international, le bien le plus précieux à mes yeux, à cette minute.
Je leur explique vaguement que mon mari est à l’article de la mort dans un hôpital perdu des Philippines et tente désespérément d’obtenir la ligne. Une heure et vingt mouchoirs plus tard, j’y parviens enfin et j’entends Sa voix. Il semble que tout aille bien, une mauvaise gastro-entérite qui ne voulait pas guérir serait à l’origine de son évacuation..
Et là, je craque. Entre les larmes de soulagement et la frustration de ne pas être avec lui, je lui annonce qu’il va être papa. Exit la soirée romantique au cours de laquelle je devais lui annoncer la grande nouvelle, au son du violon, les yeux dans les yeux afin de capter chacune de ses réactions. Non, ça se fera au téléphone, à huit mille kilomètres, depuis la maison de demi-étrangers, le maquillage, qu’il ne verra pas complètement ruiné par ma simili crise nerveuse..

Didier me contacte pour le renouvellement de mon contrat en contrat de travail à durée indéterminée qui doit se faire à la fin du mois, j'hésite un peu à lui annoncer l'heureuse nouvelle avant de signer.
Je demande conseil à Bruno et lui explique ma crainte de perdre mon emploi. Ce dernier me rassure en me disant la valeur de mon travail. Il me déclare que si l'activité baissait et qu'il devait renvoyer l'ensemble des expatriés, je ferai partie des trois derniers à rester.
Finalement je décide de jouer la carte de la confiance et demande à rencontrer Didier. Le dialogue qui s'instaure est irréel :

Moi : - Didier, j'ai une grande nouvelle à t'annoncer, j'ai enfin décidé de remplir mon devoir de femme.
- Félicitations, c'est pour quand ?
- Début décembre.
- Et quand dois-tu arrêter de travailler ?
- Normalement à la mi-octobre mais je n'ai pas le droit de prendre l'avion après le septième mois donc je dois quitter le Nigeria fin septembre au plus tard.
- Et que comptes-tu faire ensuite ?
- Je ne sais pas mais je ne retournerai pas au Nigeria. Ce n'est pas un endroit pour un bébé et je refuse de lui faire courir ce risque.
- On fait quoi pour le contrat ?
- Je ne sais pas. Je comprends que tu aies besoin de moi au Nigeria mais je ne sais pas si je peux t'être d'une quelconque utilité ailleurs, donc je ne vois pas quel intérêt tu as à me donner un contrat à durée indéterminée maintenant.
- Que me proposes-tu, ton contrat est terminé depuis deux jours ?
- Si j'étais à ta place, je m'offrirais un contrat de free lance jusque fin septembre car tu as encore besoin de moi sur la base de Warri.
- Et ensuite ?
- Je ne sais pas encore.
- Et au niveau couverture sociale et assurance, comment fais-tu ?
- Je n'ai pas encore réfléchi au problème - Encore un de mes traits de caractère qui m'a souvent porté préjudice. Ne jamais réfléchir auc problèmes avant qu'ils ne me soient tombés dessus.
- Je pense que tu serais dans une situation assez difficile. Entre ton retour en France, la fin de ta grossesse et le reste, tu auras assez de préoccupations comme ça pour penser au travail. En venant ici, j'avais décidé de te donner ce contrat donc je te le donne, je n'ai pas changé d'avis.

Je ne sais plus trop quoi dire et à compter de ce jour, je garderai une reconnaissance éternelle pour Didier et serai toujours prête à lui donner le meilleur de moi-même.

Quand je rentre en France, j'en suis au cinquième mois et je fais mon premier bilan complet de santé, ma première échographie. La maman va bien, le bébé est un peu petit, ce qui n'est pas étonnant quand on considère que je n'ai pas du tout réduit mon activité sur place. J'ai enfin un livre qui m'explique tout ce qu'une femme doit savoir pour comprendre ce qui se trame au cœur de ses entrailles.
Et comme toute femme qui attend son premier enfant, ce livre devient mon best seller du moment. Au moins j'évite les conseils des copines bien intentionnées ou de la famille !
Je profite de mes vacances pour regarnir ma garde robe. Difficile de trouver des vêtements de chantier pour femme enceinte. Le caleçon est un peu trop révélateur et les robes peu pratiques dans une raffinerie. Je dois me rabattre sur les jeans de David pour le moment.

Je reprends l'avion pour le Nigeria pour la dernière fois. Il ne me reste plus que deux mois à accomplir. L'activité est moyenne et mon remplaçant est déjà arrivé. Je profite de mes derniers moments dans le pays pour faire un peu de tourisme et visiter les chantiers un peu éloignés. Je commence à franchement trouver le temps long, sans parler de mon état physique que la chaleur n'arrange pas. J'ai pratiquement arrêté de sortir le soir, David n'est pas là et je n'ai plus beaucoup d'amis, la majorité d'entre eux ayant fini leur affectation et quitté le pays.
Pourtant, malgré l'insistance de Didier, je refuse de rentrer en France avant la fin de mon temps et surtout avant d'avoir proprement remis les clefs de la base à mon successeur. Pendant ces deux ans, j'ai développé un réseau de relations clients qui n'existait pas et je trouve dommage de gâcher ce travail de longue haleine pour gagner deux semaines. Surtout que je suis en grande forme et que rien ne m'empêche de travailler bien que je commence à avoir du mal à me faufiler entre l'échelle et la cage de sécurité quand je visite mon chantier.
Je commence à avoir du ventre mais peu de gens sont au courant. Je ne l’ai annoncé aux travailleurs que très récemment. Ne sachant pas ce qu’ils pensent de moi et après l’aventure de la lettre de menace de mort, je suis devenue prudente et dévoile aussi peu que possible sur ma vie privée. Beaucoup m’ont d’ailleurs complimentée sur cette prise de poids qui est un signe de beauté et de richesse ici.

Les malles sont bouclées, cinq ans de vie dans cinq malles, c'est peu. J'ai fait une soirée d'adieu, liquidé le vin et autres gourmandises françaises qui me restaient. Pas rassurée, j'organise un pot à la base, m'attendant à être sifflée par ces travailleurs que j'ai traités si durement. Contre toute attente, ça se passe bien, plusieurs ouvriers prennent la parole avec un discours très flatteur à mon égard. Ils me comparent à une mère sévère qui les tancent quand ils font des bêtises mais les complimentent quand ils travaillent bien. Je suis très touchée par ces marques de respect et de sympathie et quitte la base le cœur gros. La pluie tombe à verse le jour de mon départ, la base est inondée. C'est la première fois que je la vois sous les eaux ! Ça me rappelle une chanson, à Yesterday.

Je suis soulagée, j'ai été heureuse au Nigeria, j'y ai rencontré mon mari, j'y ai appris deux métiers mais il est temps de passer à autre chose et ce petit être qui remue dans mon ventre me réclame.


Chapitre 7

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