LA RENCONTRE



Les vacances sont déjà finies. Je rentre somme toute assez peu reposée. Je suis en pleine overdose du continent africain. Je ne crois pas que c'était une bonne idée de partir au Kenya, en définitive, j'avais besoin d'une bonne coupure.
Dès mon arrivée, je réalise que le retour de choc existe vraiment et je commence à ressentir le contrecoup de l'attaque. Je n'arrive plus à sortir avec mon insouciance coutumière. je m'effraie de tout incident mineur qui se déroule en ma présence et observe d'un air soupçonneux toute personne qui éternue devant moi. En gros, je me comporte comme ces expatriés que je méprise tant. Au point que même Pascal finit par me dire de réagir avant de rencontrer de sérieux problèmes.
Je fais donc savoir autour de moi que je ne suis pas bien ici et que je voudrais être transférée au plus tôt. Mes supérieurs directs me promettent d'en référer mais deux mois plus tard j'en suis toujours au même point.
Je m'impatiente sérieusement surtout depuis que j'ai limité mes sorties et bien que mon travail se passe maintenant on ne peut mieux sur le rig, je m'ennuie à passer mes longues soirées tropicales à regarder des vidéos ou à écouter les blagues légèrement récurrentes de mes collègues.

Aussi quand arrive la fin de l'année et les appréciations de nos chefs qui ont pour but d'indiquer notre niveau de compétences, je profite de la place laissée aux commentaires personnels pour me plaindre de ne pas recevoir de réponse plus enthousiaste à mes demandes répétées de transfert après les promesses qui m'ont été faites. Ce rapport va jusqu'au siège à Paris et ma prose a au moins pour effet de faire réagir ma hiérarchie rapidement.
Je reçois une convocation pour rencontrer notre chef de Pays à Lagos à mon départ en vacances annuelles. L'entrevue se passe très bien et il me demande quelles langues je parle en dehors de l'anglais et du français. Quand je lui dis parler couramment le portugais ayant passé sept mois au Brésil pour mon stage de fin d'études, il mentionne la possibilité de m'y envoyer. Je me retiens de sauter de joie, je ne pourrais pas rêver mieux. J'adore le Brésil, j'y retournerai immédiatement sans même prendre la peine de faire ma valise.

Je pars donc en vacances le cœur léger et plein d'espoirs pour l'avenir.
Je suis en France pour les fêtes de fin d'année que je passe en famille, à la joie de mes parents qui ne m'ont pas vue depuis bientôt un an. Cependant, je ne reste que quelques jours, le temps de rendre visite à tout le monde et je repars très vite accomplir mon second rêve d'enfance, ou plutôt d'adolescence, qui est de visiter l'Inde. Je le fais en l'honneur de mes voyages de routarde quand j'étais une étudiante sans le sou et du tour du monde en sac à dos que je m'étais promis d'effectuer à la fin de mes études mais que j'ai retardé pour devenir ingénieur terrain.

On ne devrait jamais réaliser ses rêves trop tard. J'essaye de me remettre dans l'ambiance, mais c'est difficile de s'intéresser aux histoires de ces types plus ou moins paumés quand on sait qu'on a une vie passionnante. Ils me fascinaient avec la liste des pays qu'ils ont visités, mais aujourd'hui je vis en Afrique et mes aventures n'ont plus rien à envier aux leurs. Je n'ai plus goût à ces visites superficielles où finalement on rencontre plus de routards que d'habitants locaux. L'esprit change quand on ne court aucun risque et qu'il suffit de sortir la carte bleue pour se payer un hôtel cinq étoiles le jour où on en a assez de dormir dans des auberges de jeunesse dortoir. Je ne rentrerai pas ici dans le détail de mon voyage qui m'emmena depuis l'Inde jusqu'en Thaïlande pour faire une marche de cinq jours dans le triangle d'or dormant dans les villages reculés et se lavant au puits avant de se prélasser dans un palace, puis en Malaisie pour la plage et à Singapour pour le shopping. Et enfin retour au bercail après deux mois de vadrouille.

Le Nigeria commence presque à me manquer et je réalise avec surprise que j'y retourne comme on rentre à la maison après un long voyage, contente de retrouver mon chez-moi, mes amis qui sont comme une famille et un million d'histoires à raconter avec l'impression que c'est bien là que se trouve la vraie vie.
C'est une Magali gonflée à bloc qui atterrit pour la cinquième fois au Nigeria, confiante dans l'avenir et surtout dans l'attente d'un transfert qui ne saurait tarder.

A mon retour, on me donne une " trainee ". Je me retrouve dans le cercle des anciennes formant les nouveaux. J'ai 23 ans ! Elle s'appelle Fatou. Elle est plutôt sûre d'elle et traite nos aides avec hauteur, ce qui engendre quelques conflits mais elle a un bon niveau et ayant déjà passé la terrible épreuve de Parme, je n'ai aucun doute qu'elle deviendra une bonne ingénieur terrain.
J'essaie de lui donner le maximum de responsabilités pour la préparer du mieux possible. Nous réalisons le dernier job de Western Polaris I, il va bientôt nous quitter pour partir en Angola. Il a été question un moment que je le suive mais mes supérieurs ont estimé, avec raison, que je n'avais pas la séniorité nécessaire pour partir dans une location isolée sans support technique. Je suis un peu triste de le voir partir et finis ce dernier job tout en m'assurant que nous avons bien renvoyé à Warri tout ce qui reste. Fatou est aux commandes et remonte le câble pour la dernière fois.
Tout ce passe bien et nous rentrons en ville en larmes (non, là j'exagère, ce n'est tout de même qu'un rig !!)

Mon supérieur m'appelle bientôt dans son bureau, les aides ont dénoncé Fatou qui aurait fait quelque bétise. Je ne suis pas au courant. En remontant le câble, elle a par inadvertance heurté l'outil de mesure. Dans ce cas, une clavette de sécurité se casse et libère l'outil avant qu'il ne soit endommagé, rien de grave. Le seul ennui est la réaction de Fatou qui, ne trouvant pas de pièce de remplacement (toutes sont déjà en ville), décide sans me prévenir de remettre la clavette en place après l'avoir fait souder, changeant par la même ses propriétés mécaniques et son point de rupture.
En bref, le rig part en Angola avec une clavette qui peut casser à tout moment et conduire le prochain job à un fiasco et tout cela parce que Fatou n'a pas osé en parler. J'arrive à joindre l'équipe de techniciens à bord afin qu'ils mettent une note sur l'équipement prévenant le prochain ingénieur du problème. Donc catastrophe évitée de justesse mais chef en colère qui demande à Fatou de faire un rapport. En résumé, elle blâme la terre entière et le ciel mais n'a, elle-même, rien à se reprocher. J'essaie de raisonner Fatou et de lui expliquer que notre chef est à la recherche d'un mea-culpa montrant qu'elle a bien compris que la seule erreur grave de l'histoire a été de tenter de cacher sa première petite bévue. Fatou refuse toujours de comprendre et elle finit par se faire renvoyer.
C'est une bonne leçon pour moi, dans le futur, à chaque fois que je me tromperai, je préviendrai rapidement ma hiérarchie afin que nous travaillions ensemble à réparer mon fourvoiement avant que les conséquences ne prennent des proportions trop importantes.

Après cet épisode, je me retrouve en charge d'un nouveau rig Tourmalines qui ne fait pas de forage mais de la complétion, c'est à dire reprendre des puits producteurs en perte de vitesse pour leur redonner une deuxième jeunesse. C'est un travail beaucoup moins stressant que le forage mais je passe beaucoup de temps à bord car, ne sachant pas dans quel état se trouve l'ancien puits, le client me demande de rester à bord pour le cas où le programme changerait de manière intempestive et donc où il aurait besoin de mes services.

Ma vie à bord se passe entre les vidéos, la broderie, un peu de travail, de grandes discussions avec le client pour essayer de le convaincre de me laisser descendre à terre et de grandes discussions avec David, représentant d'une autre branch de BOITE, qui se retrouve bloqué là, tout aussi désœuvré que moi.
Nous sommes les seuls à n'avoir rien à faire et nous passons le plus clair de notre temps à le faire ensemble, à bronzer ou à faire notre jogging sur le hélideck. Bientôt je me rends compte que ce David, néo-zélandais, ne me laisse pas indifférente, que j'apprécie particulièrement sa compagnie et pas uniquement parce que je n'ai pas le choix.

A ce régime, nous en arrivons à très bien nous connaître après à peine un mois et si je suis persuadée que nous sommes faits l'un pour l'autre, du moins pour tenter de faire un bout de chemin ensemble, lui ne semble pas du tout convaincu et ne me laisse pas deviner ses sentiments. Il continue à me traiter comme une camarade de chantier. Cela me fait enrager mais je ne devrais pas me plaindre sachant que l'un de mes sujets favoris de discussion est de lui raconter et répéter combien j'en ai assez de tous ces hommes qui me courent après sous prétexte que je suis l'une des seules blanches célibataires à la ronde. La dure vie des personnes adulée
Donc en toute logique, même s'il avait des intentions autres qu'amicales à mon égard, il les gardera pour lui pour éviter toute possibilité de rebuffade ! Ah ! Les hommes et leur ego !
Au final, je décide de passer moi-même à l'attaque et de lui faire comprendre à toute force que mes récriminations s'adressent à la race humaine masculine tout entière à l'exception de sa propre personne. Cela se concrétise par des joggings sur le hélideck sous un orage tropical, en tee-shirt blanc, des allusions à n'en plus finir.. etc.

Je dois attendre notre première soirée passée en ville, dans notre boite de nuit préférée, pour lui proposer de dormir chez moi, dans la chambre d'amis bien entendu, parce que sa maison est vraiment trop loin, que tous ces amis sont déjà rentrés et que j'ai décidément trop bu pour pouvoir le raccompagner comme je l'avais promis. La fin de la soirée se déroule comme prévu ou du moins comme rêvé et nous devenons rapidement le couple le plus célèbre de Warri.
C'est la première fois que je ressens de telles émotions pour un homme et je suis bien persuadée d'avoir enfin rencontré le bon. Le choix ne devrait pas beaucoup plaire à mes parents qui ne vont pas sauter de joie à l'idée de me voir faire ma vie avec un homme qui vient de l'autre bout de la terre et qui ne parle pas un mot de français. Et oui, j'en suis déjà à parler de faire ma vie..

Nous passons les deux mois suivants sur Tourmalines, à jouer à cache-cache avec quatre-vingts bonshommes qui nous surveillent. Dès que la rumeur a atteint le rig, nous avons été tous les deux informés que si nous étions pris en plein délit de romance, nous serions immédiatement renvoyés à terre avec lettre à nos compagnies respectives et interdiction de revenir à bord. Quand je m'insurge contre de telles mesures, on me dit que seule femme à bord, je dois être inaccessible et si un seul peut m'avoir, les autres seront frustrés et le climat s'en ressentirait. Imparable. Toute la nuit, David reçoit des visiteurs qui vérifient qu'il dort bien seul dans son lit et nous n'arrivons à nous ménager que de rares et précieux instants d'intimité.
L'équipe française de maintenance du rig, se fait la complice de nos amours clandestines et c'est la première fois que deux représentants de compagnies de service sont toujours volontaires pour rester plus longtemps à bord.

A terre, les bush babies respirent un peu mieux de me voir enfin casée et, sans m'en aviser, décident de protéger notre couple. Aussi, quand David sort sans moi et qu'une jeune inconnue l'aborde comme un client potentiel, il ne se passe pas cinq minutes avant qu'une de mes copines vienne lui murmurer quelques mots à l'oreille de l'ex-future éventuelle dulcinée qui disparaît aussitôt. David râle un peu d'être cantonné à la compagnie des anciennes, sans risque ; moi, bien que jurant de n'y être pour rien, je trouve cela plutôt agréable.
Toutes ces manigances nous font beaucoup rire et nous croyons suffisamment à notre amour naissant pour ne pas nous en préoccuper.

Un mois plus tard nous prenons nos premiers congés ensemble, escale à Londres, pour une petite escapade en amoureux dans un hôtel 5 étoiles sur Orchard street avec petit déjeuner au caviar, mais surtout pour un visa dont David n'a plus besoin depuis deux mois (merci Mitterrand). Puis notre destination finale, la France et je lui présente dans l'ordre mon pays, mes parents, mon village, un bout de ma culture, un bout de Paris, les cuisses de grenouilles et le pastis. Il adopte le tout, en profite pour faire la conquête de mes parents qui au bout d'une semaine ne jurent déjà plus que par lui et acceptent même le fait qu'il soit néo-zélandais sans trop rechigner. Ils arrivent plus ou moins à se comprendre à l'aide de gestes et David n'a aucun problème à se faire adorer puisque ne parlant pas notre langue, il lui suffit de sourire à tout ce qu'on lui dit pour être sûr de ne vexer personne.
Il doit très bientôt repartir et je termine gentiment mes vacances en France.
Depuis que j'ai rencontré David, je n'ai plus du tout envie de quitter le pays, ce que tout le monde a bien compris et d'un accord tacite, nous ne parlons plus de mon transfert dont plus personne ne veut.
Finalement, ça arrange beaucoup de monde notre petite histoire.

Nous passons notre temps sur les routes car David habite à l'opposé de la ville mais nous ne partons plus sur la plate-forme ensemble ; j'ai été affectée à un nouveau rig - Chuck Syring. Je retourne au forage et cette fois je dois travailler d'arrache-pied. Ils forent un puits en quarante jours en moyenne avec trois cessions de mesures par puits soit environ une semaine de travail à chaque fois. Je passe plus de vingt jours par mois à bord, à travailler sans arrêt et n'arrive à voir David que les rares fois où nous sommes à terre simultanément.
Au moins, je fais un travail qui me passionne et je gagne beaucoup d'argent.

Un après-midi, je suis appelée pour partir le lendemain matin. Ils ont foré beaucoup plus vite que prévu et je ne suis pas prête. Je passe une partie de la nuit à vérifier mes outils et pars le lendemain à l'aurore, en bateau avec mon équipement, après une nuit bien trop courte. A peine arrivée, je dois commencer tout de suite, il était certainement temps que j'arrive. Le job est plutôt long, soixante heures d'affilée surtout après une courte nuit, mais c'est faisable et ce n'est pas la première fois.
A la fin des deux jours et demi de travail, je vais dormir huit heures pendant qu'ils nettoient le puits pour le préparer à ma deuxième série de mesures qui ne devrait pas durer plus de vingt heures cette fois.
Je suis à bord avec deux aides nigérians dont Smart que je retrouve chef d'équipe et qui semble accepter mon autorité maintenant.
Quand nous recommençons les mesures, je suis encore fatiguée mais confiante. Hélas, nous sommes à peine redescendus que mon outil se coince au fond du puits. Dans ce cas-là, nous devons aller le repêcher. La procédure à suivre n'est pas très compliquée: Il faut faire passer le câble à l’intérieur de tubes métalliques, on descend et on remonte des tronçons de trente mètres, mais sans jamais aller trop loin, risquer de casser le câble, de laisser retomber l'outil au fond et l'endommager complètement ou le perdre ce qui serait l’échec complet de l’opération. C'est très long et demande une attention et une concentration constante. L'ingénieur doit prendre en main l'ensemble de l'opération et conduire le treuil personnellement.
Cinquante heures plus tard, l'outil est sorti, il est trois heures du matin et je suis épuisée. En cinq jours, j'ai dormi huit heures.

Le client décide alors de ne pas nettoyer le puits comme il le devrait mais d'enchaîner.
C'est à dire que je répare mon câble pour y fixer mon deuxième outil et continuer mes mesures. L'ensemble de l'opération doit prendre au bas mot trente à quarante heures dont la réparation du câble, une opération suffisamment compliquée quand je suis en pleine possession de mes moyens, ce qui est loin d'être le cas aujourd'hui. Pour couronner le tout, j'apprends que Smart est retourné en ville sans m'en aviser en prétextant une maladie opportune. Sans compter le risque non négligeable de coincer l'outil de nouveau puisque le puits n'a pas été remis en état.
A ce moment là, je m'écroule. Pour la première fois de ma vie, je lève les pouces. Je suis incapable de continuer même si ma vie en dépendait. Je prends la radio, en pleurs, fait réveiller mon FSM au milieu de la nuit pour lui dire d'avertir le client en ville qu'ils font n'importe quoi ici. Je vais me coucher et s'ils décident de maintenir ce programme absurde, ils le feront sans moi, tant pis si le rig doit s'arrêter (sacrilège).
Je vais m'étendre sans attendre le résultat des négociations mais quand je me réveille quelques heures plus tard, presque fraîche et dispose, non seulement ils ont changé d'idée et ont procédé à la remise à niveau du puits, mais aussi mon FSM a envoyé un ingénieur très expérimenté et un nouvel assistant. Je devais être très convaincante hier...

Le reste de l'opération se déroule sans incident majeur mais je me souviendrai toujours de cette mission où j'ai atteint mes limites.
Après tout, mon but en prenant ce travail était de savoir jusqu'où je pouvais aller ; ça y est, je sais que je ne peux pas continuer indéfiniment et que la machine peut casser. Je n'ai jamais reçu de remarques de la part de mon FSM, j'imagine que je ne devais pas être la première à craquer et que j'avais quand même une excuse !
Je ne m'entends vraiment pas très bien avec cet FSM qui me reproche sans arrêt de ne pas avoir encore obtenu ma promotion. Pour cela, je dois exécuter un certain nombre de modules à la maison que je n'ai pas le temps de faire, étant toujours en mission.
Comme il me fait confiance, il m'envoie les yeux fermés sur tout nouveau rig quand l'ingénieur en charge est en vacances. Au résultat, je ne passe que très peu de temps en ville et quand j'y suis, je suis trop occupée à rattraper le temps perdu avec David pour penser faire des heures supplémentaires à travailler à ma promotion personnelle.
Cela fait maintenant deux ans et demi que je suis ici et je suis effectivement plutôt en retard, je devrais être au niveau supérieur depuis longtemps. Ce principe de promotion est un peu curieux qui avantage ceux qui restent en ville contre ceux qui ont obtenu la confiance de leur supérieur et partent en mission sans arrêt.

Au mois de janvier, Tom arrive, transféré à Warri. Je ne l'ai pas vu depuis Parme et je suis vraiment heureuse de le retrouver, surtout qu'il en est au même point que moi au niveau avancement et nous faisons front face à la hiérarchie. Tom et David deviennent rapidement les meilleurs amis du monde et les vieilles rancœurs du centre sont oubliées.
Il déteste la base et ne s'entend pas du tout avec le FSM. Quelle équipe !
Je dois partir début mars pour mes vacances annuelles quand je reçois l'annonce de mon transfert. Je ne reviendrai pas au Nigeria. Je refuse. Qui l'eût cru un an plus tôt ? Et nous mettons le marché en main à BOITE : soit ils me gardent à Warri, soit ils déplacent David avec moi. Cela fait maintenant plus d'un an que nous sommes ensemble et notre histoire est plus sérieuse que jamais mais nous ne sommes pas encore mariés et nous n'obtenons pas gain de cause.
Le chef du personnel essaye de me mettre sous pression mais je lui déclare qu'il m'a fallu trois mois pour trouver du travail et vingt quatre ans pour trouver un homme. Réflechissons bien, quel est le choix logique ? Lequel sacrifierai-je ?

Refuser un transfert est la pire des choses, l'insulte suprême.

La réponse ne se fait pas attendre et le trente et un mars 1992, soit exactement deux ans et huit mois après avoir débuté chez BOITE, je suis renvoyée.

L'annonce est tout de même un choc pour moi, on a beau savoir qu'on joue avec le feu, on persiste à croire qu'il y a quelques sentimentaux dans le département du personnel. Mon renvoi m'est annoncé à minuit, au téléphone alors que je suis en vacances en Nouvelle Zélande.
C'est la première fois que je vais en Nouvelle Zélande et je vais y rencontrer ma belle-famille. Je suis un peu impressionnée par la famille de David, six enfants au total, tous mariés sauf lui et quatorze petits enfants dont la plus âgée a trois ans de moins que moi. David est le cadet et c'est la première fois qu'il ramène une future potentielle à la maison, autant dire que je suis plutôt attendue.
Surtout que, parlant anglais, je ne vais pas pouvoir me cacher derrière un mutisme de circonstance, qui de toute façon ne fait vraiment pas partie de mon caractère, pour éviter de trop me dévoiler et faire la conquête des beaux-parents à moindre effort.

David vient de faire sa demande en mariage quand j'apprends mon renvoi. J'ai trop de rêves en tête pour songer sérieusement à l'avenir. Je suis finalement presque soulagée d'avoir perdu mon travail ; l'idée de ne plus retourner sur le rig et de ne plus faire de job de cinquante heures est plutôt plaisante.
Nous profitons du reste des vacances pour nous renseigner sur les conversions possibles si je n'arrivais pas à retrouver du travail sur place et que nous étions obligés de quitter le Nigeria pour nous installer ici. Faire un troisième cycle ou nous lancer dans l'agriculture ?
Nous nous intéressons au sujet de ce que nous pourrions faire avec les économies que nous avons, qui ne sont clairement pas suffisantes pour acheter une ferme sans nous endetter à vie. La conclusion est que nous ferions mieux de continuer notre vie d'expatriés et de mettre de l'argent de coté avant de songer à nous installer ici. Pour l'instant, j'ai été plus cigale que fourmi et mes thésaurisations sont plutôt piteuses.

J'ai tout de même négocié un billet d'avion pour retourner au Nigeria récupérer mes affaires et pour la première fois, je retourne là-bas en qualité d'accompagnatrice de mon fiancé et non plus en tant que femme émancipée. Mon ego en prend un coup et je trouve bizarre d'être regardée comme une plante décorative au lieu d'être, comme d'habitude, observée comme une bête curieuse.

Je vais à ma base pour me faire confirmer que je ne fais plus partie de l'équipe et pour régler la paperasserie. J'apprends au passage que Tom a démissionné le jour où j'ai perdu mon travail. Décidément, nos destins s'entrecroisent.
Je suis contente de cette relâche forcée, je vais enfin avoir l'occasion de traîner dans les petits marchés locaux comme j'ai tellement envie de le faire depuis que je suis ici. Nous partageons la maison avec un autre couple dont la femme, anglaise, ne travaille pas et qui est aussi enthousiaste que moi à l'idée de faire le tour des petits artisans locaux de Warri.

Cependant, les endroits à visiter à Warri sont limités, la marche peu praticable et je commence bientôt mon Curriculum Vitae pour rechercher du travail sur place.
Au bout du deuxième mois, l'inactivité me fait tourner en rond. Mes journées se déroulent lentement et sans surprise. Le matin, grasse matinée, puis jardinage. L'après midi, golf, piscine, squash, thé chez une copine ou visite des marchés locaux. Et bien sur, le soir, grand moment de la journée, le retour tant attendu de l'Homme. Enfin un peu d'animation : moi, toute pimpante, prête à sortir ou à l'écouter me raconter sa vie trépidante ; lui, harassé, ne rêvant que de s'affaler dans le canapé, une bière à la main. Je ne suis vraiment pas faite pour la vie de femme d'expatrié et ne me reconnais pas dans le rôle de repos du guerrier !

Le tout sous fond de tension politique. Il y a quelques mois, le dictateur Babangida a cédé le pouvoir à une coalition civile. D’aucun dirait qu’il a mis en place son dauphin civil afin de faire plaisir à l’O.N.U. mais nous pensons tout de même gouvernement civil ne peut pas être pire qu'une junte militaire. Et nous nous trompons. Maintenant que le vieux lion n’est plus là pour tenir le pays d’une main de fer, il règne un désordre civique assez effrayant.
C’est l’augmentation de l’essence qui va mettre le feu aux poudres. L’essence est en grande partie subventionnée par l’état et le litre est à un prix ridicule. Au point que tout litre sorti de la raffinerie coûte de l’argent à l’état et que, plus grave encore, les camions citerne qui sortent de la raffinerie préfèrent partir vendre leur essence au Cameroun où ils pourront en obtenir le double du prix local. Résultat, il y a pénurie d’essence dans un des plus gros pays producteurs du monde. La situation pourrait être risible si elle n’était pas dramatique. Les queues aux stations d’essence sont immenses et tout le monde se rationne.
Le gouvernement veut palier à cette situation en doublant du jour au lendemain le prix à la pompe. Ce qui a pour effet instantané de déséquilibrer l’économie – l’incidence de cette augmentation se répercute sur l’ensemble du panier de la ménagère et le mécontentement de la population se fait de plus en plus sentir.
L’ambiance est très tendue et on commence à entendre parler de manifestations à Lagos et de son cortège de tués par la police. Comme tout le monde, nous suivons l’évolution de la situation a CNN. Je passe beaucoup de temps à rassurer ma mère en lui expliquant que nous ne sommes pas visés et que les évènements se passent loin de nous.
Quelques mois plus tard, des élections sont organisées, qui sont gagnées par un civil nommé Abiola, sous la surveillance de l’O.N.U. garante de l’équité des élections.
Pourtant, Abiola ne gouvernera pas mais sera jeté en prison. Il est riche, connu aux Etats Unis où il défend régulièrement la cause de son pays. Il a plût aux électeurs qui ont pensé qu’avec sa richesse déjà établie, il y avait des chances qu’il se préoccupe plus de faire le bien du pays que d’augmenter sa fortune personnelle. Son seul défaut, il vient de la mauvaise ethnie. Les richesses pétrolières au Sud et le pouvoir politique au Nord. C'est une règle incontournable qui permet de préserver l'équilibre précaire du pays. Malheureusement, Abiola vient du sud. Erreur fatale.
La situation est très confuse pendant quelques temps. La plupart des familles expatriées ont quitté le pays mais moi et mon mauvais caractère, nous sommes restés. Je ne me suis jamais considérée comme une famille qui pouvait partir par mesure de précaution mais comme une travailleuse qui devait rester pour continuer les opérations.
Au final, en 1993, le général Abacha prendra le pouvoir de force, mettant fin à cette incertitude politique, malgré les oppositions internes et sera toujours en poste quand je quitterai le pays. Je rends visite à un certain nombre d'industries françaises qui me répondent pour la plupart qu'effectivement j'ai un profil qui les intéresse mais la politique de leur compagnie est de former leurs ingénieurs en France pendant environ deux ans avant de les envoyer à l'étranger.
Si je suis intéressée, ils peuvent transmettre mon C.V. à leur bureau de recrutement en France et si je suis prise, avec un peu de chance, je serai affectée au Nigeria bien après que David l'ait quitté.
Je commence à désespérer de trouver un emploi sur place et mon humeur s'en ressent fortement. Même David est d'accord pour dire que si je ne trouve pas bientôt, je rentrerai en France pour travailler. Lui-même demandera à passer en rotation qui consiste à travailler sur le rig pendant quatre à cinq semaines d'affilée et avoir trois à quatre semaines de vacances.

Après deux mois et demi, je me présente à la porte d'une filiale d'un groupe français de construction métallique et industrielle. Je joue ma dernière carte avant de prendre le billet de retour ! Le chef de base a l'air assez intéressé par mon parcours et me demande de revenir deux jours plus tard le temps d'en référer à son supérieur.
Quand je reviens le jeudi, il me dit que son patron voudrait me faire passer un entretien et que je dois partir à Lagos le lendemain à la première heure.
Je rentre chez moi, surexcitée, tout cela me semble réellement prometteur. Qui prendrait la peine d'envoyer quelqu'un jusqu'à Lagos sans songer sérieusement à l'embaucher ?
Il y a cinq heures de route jusqu'à Lagos, juste le temps d'apprendre par cœur les revues de la compagnie et trouver tous les arguments inimaginables pour expliquer que j'ai toujours rêvé de rejoindre cette société... Que je ne connaissais pas quelques jours plus tôt.
Je ne peux tout de même pas lui dire que je veux ce travail avec l'unique ambition de demeurer au Nigeria auprès de mon fiancé et que je suis prête à accepter n'importe quoi à n'importe quel salaire.

Quand j'arrive à Lagos, j'ai à peu près en tête le discours que je vais faire pour convaincre mon éventuel futur chef de l'intérêt qu'il a à m'embaucher. Je rentre un peu nerveuse dans le bureau pour me retrouver nez à nez avec Didier.
Il fait partie de ces personnes qui fréquentent les mêmes endroits de la nuit que moi, avec qui je bois des verres mais dont je ne connais rien à part le prénom. Je ne pose jamais de questions sur les activités professionnelles. Je reste coite pendant que lui éclate de rire.
Il n'y a qu'une ingénieur terrain femme à Warri et il savait très bien qui j'étais depuis le début. Quelle impression bizarre de faire un entretien d'embauche avec quelqu'un qu'on tutoie car il conduit l'entrevue normalement sans oublier de me demander mes motivations et les raisons du changement de cap soudain dans ma carrière.

Je lui explique très sérieusement que je veux retourner dans le monde industriel qui est plus ouvert et offre des possibilités de carrières plus variées que le monde très restrictif du pétrole et qu'il faut faire ce choix avant trois ans, avant d'avoir oublié comment travailler autrement que sur une plate-forme.
Didier recrute de jeunes candidats pour leur personnalité plus que pour leur expérience et il avait décidé de me prendre avant même de me voir à Lagos. Ma venue était plutôt une sorte de plaisanterie pour pouvoir dire qu'au moins une fois dans sa vie il m'a vu silencieuse. Je commence le premier août c'est à dire lundi. Au total, je serai restée trois mois inactive.

Le samedi matin, je rentre à la première heure à Warri pour annoncer la nouvelle à David et la célébrer dignement. Je reste au Nigeria et nous n'allons pas être séparés pour le moment. Nous avons gagné un peu de répit.
Cinq heures de route plus tard, quand j'arrive enfin, je trouve maison close. Je n'ai pas la clef mais suis assez surprise de ne trouver personne un samedi matin. Je frappe chez les voisins qui m'accueillent et me laissent utiliser leur téléphone, lequel évidemment ne marche pas, comme d'habitude !
Je retourne à la maison quand le cuisinier arrive. Il m'ouvre la porte et je re-essaye de joindre nos amis pour savoir s'ils ont vu David. Mon inquiétude se dispute à mon énervement et cela tempère ma joie. Quand je retourne à la cuisine vingt minutes plus tard, toujours sans nouvelles, je réalise que le cuisinier est parti, qu'il a refermé à clef derrière lui, que je suis enfermée dans la maison, que je ne peux même pas passer par la fenêtre qui a des barreaux, que le téléphone ne marche que par intermittence et que personne ne répond à la radio !
Là, je perds toute patience et quand David arrive une demi-heure plus tard, la tête de travers après avoir passé une soirée trop arrosée et dormi chez des copains qui habitent près de la boite, incapable qu'il était de rentrer à la maison, le moins que l'on puisse dire est qu'il est reçu plutôt fraîchement.
Mais tout cela finit bien et nous fêtons mon nouveau boulot le soir même au restaurant où tous nos amis sont conviés.

Je ne me sens pas trop bien avant de sortir, je mets ça sur le compte de l'émotion mais mon cas s'empire quand la soirée avance. Jusqu'à ce que David aille chercher un énorme pull-over de sports d'hiver car je gèle au milieu du restaurant tropical. Je diagnostique moi-même une montée de paludisme. Exactement ce dont j'avais besoin, trente-six heures avant de reprendre le travail. Nous rentrons dès la fin du repas, je me couche, passe une nuit exécrable et dors la majeure partie du lendemain. David est aux petits soins pour moi. Dans la soirée mon état s'améliore déjà, j'ai même plutôt faim et après une bonne nuit de sommeil, je suis encore fatiguée mais d'attaque le lundi matin.


Chapitre 6

Retour à l'accueil