LE TRAVAIL



J'alterne les tuteurs et pars sur de nombreux jobs. Je commence à m'aguerrir et l'ingénieur en titre me laisse de plus en plus d'opportunités de travailler directement sur l'ordinateur.
Après quatre mois de ce traitement, je me sens prête à passer le test ultime qui signifiera la fin de ma formation. Cela se déroule en temps réel, sur un vrai job, en compagnie de l'ingénieur et du FSM qui vient à bord pour juger mon travail.
Ils ne sont pas supposés m'aider mais uniquement observer.

Moi qui n'angoissais jamais à l'approche des examens scolaires, je panique un peu à la veille de cette épreuve.
Quand le grand jour arrive, je suis aussi mal préparée que possible. Un autre travail m'a retardée sur une plate-forme et quand j'arrive sur le lieu du test (un rig à terre avec les outils opérés à partir d'un camion) je n'ai pas le temps de me mettre en condition.
C'est la première fois que je viens sur cette unité et je ne connais ni le camion ni les instruments ni le rig lui-même. De plus, je n'ai jamais travaillé sur un rig à terre et pour ne rien arranger, j'arrive tellement tard que je n'ai pas le temps de vérifier le bon fonctionnement des outils qui appartiennent à un autre ingénieur.
Appartiennent est évidemment une expression car il y en a pour plusieurs millions d'euro mais chaque ingénieur est responsable d'un ensemble d'outils qu'il se doit de maintenir en bon état.
Donc les choses commencent mal. Quand le travail débute, le FSM n'est pas encore arrivé, mais il n'est qu'à deux heures de route et a promis de nous rejoindre ultérieurement. Le job sera finalement catastrophique avec les outils tombant en panne les uns après les autres et l'ingénieur en charge devant bientôt tout reprendre en main. Nous ne sommes pas trop de deux pour essayer de réparer les dégâts.
Une panne est due soit à la malchance, soit à un mauvais entretien, rarement à une mauvaise manœuvre. Je ne suis pas rendue responsable des problèmes rencontrés, mais je vais devoir attendre une autre mission pour pouvoir enfin passer ce fameux test. J'aurais pu éventuellement être jugée sur ma manière de réagir mais ce serait un peu abusif car l'expérience joue là un grand rôle.

J'attendrai à peine quinze jours avant de repartir pour re-tenter le test. Il s'agit d'une barge dans les marécages sur laquelle j'ai déjà travaillé et que je connais assez bien.
Cette fois, je suis arrivée en avance, j'ai le temps de faire une simulation de chaque combinaison d'outils et de vérifier que tout marche bien. Nous travaillons avec une équipe de deux Nigérians, Franck le chef d'équipe et Smart son aide. Dès le début du travail, Smart se montre très peu coopératif et refuse d'exécuter certaines de mes instructions ou y met une mauvaise volonté plus qu'évidente. Je dois vraiment me fâcher au beau milieu de la mission, ce qui a au moins pour avantage de m'aider à relâcher un peu de pression.
A-t-il estimé que c'était son devoir de tester une novice ou est-il réticent à travailler avec une femme ? Je ne le saurai jamais réellement.
Finalement je réussis le test, non pas avec honneur mais suffisamment bien pour avoir le droit au titre d'Ingénieur Terrain, ce qui veut dire qu'après la prochaine cession du centre de formation de Parme, j'aurai le droit de partir en mission toute seule sans parler de la promotion, du changement de statut et de l'augmentation de salaire. Dès mon retour en ville, nous fêtons cela dignement. Tous sont passés par là et je n’ai pas besoin d’exprimer à voix haute ce que je ressens pour être comprise. Les épreuves sont finies et pour la première fois je suis sûre de réussir.

Je suis assez excitée à l'idée de retourner à Parme. Cette deuxième partie de la formation a pour réputation d'être beaucoup plus tranquille que la première et n'est plus considérée comme une sélection. Donc, j'ai presque l'impression que ce sont des vacances et que je vais enfin pouvoir faire du shopping et dépenser mes premiers salaires. Il n'y a pas de magasin à Warri ce qui limite beaucoup les tentations pour une jeune embauchée comme moi qui n'a jamais gagné d'argent de sa vie et qui a une faim de dépenses comme toute personne qui se retrouve avec ce que je considère comme une petite fortune sur son compte en banque. Et bien sur, je ne peux pas attendre de me retrouver près d'un téléphone qui marche et qui va me permettre de contacter ma famille et tous mes amis à qui j'ai tant de choses à raconter.
Le téléphone marche très mal au Nigeria. Le seul moyen d'obtenir une ligne internationale est d'affronter les embouteillages afin d'atteindre au bout d'une heure le centre téléphonique de Warri. Puis, après une demi-heure d'attente, regarder une employée s'escrimer pendant une autre demi-heure à obtenir la ligne en composant le numéro sur un appareil antique à cadran rond pour enfin avoir une conversation qui coupe au bout de cinq minutes. Soit un rendement si faible qu'on apprend très vite aux parents de ne pas s'inquiéter s'ils ne reçoivent pas de nouvelles. Après tout, un avion qui s'écrase, les journaux en parlent !

Je suis beaucoup plus sûre de moi que la première fois et ne me sens pas trop angoissée à l'idée de retrouver ces compagnons que je n'ai pas vus depuis quatre mois.
Surtout que j'ai déjà passé le test, ce qui est une performance relative. Il s'avérera que nous ne sommes que quatre à avoir réussi cet exploit avant de revenir à Parme.
J'ai la surprise de retrouver mon premier FSM qui m'avait accueillie si froidement à mon arrivée. Il a été nommé directeur du centre de formation et semble adorer avoir cette cour de jeunes travailleurs qui vivent dans la crainte de se faire renvoyer. Je ne parle pas de nous, bien entendu, mais des malchanceux qui ont à faire la première partie de l'école avec lui.

La plupart de mes collègues sont vraiment heureux d'être de retour. Venant d'endroits aussi inhospitaliers que la jungle, le désert ou les marécages, se retrouver dans une ville aussi belle et pleine de vie que Parme est le paradis.
Notre séjour est aussi différent que possible du précédent. Nous sortons beaucoup et travaillons peu, nous faisons beaucoup de sport et allons jusqu'à organiser un tournoi de squash (où j'arrive bonne dernière, n'ayant jamais pratiqué ce sport auparavant). Nous passons un week-end au ski, notre ami nigérian qui n'a jamais vu la neige n'apprécie que très moyennement et finit à pied sur le bord de la piste, les skis sur l'épaule.
Le directeur arrive à se faire détester d'à peu près tout le monde après avoir voulu nous impressionner par la manière forte sans réaliser que nous avons maintenant gagné suffisamment d'assurance pour ne pas craindre cet homme au physique imposant qui s'escrime à noircir le tableau de notre séjour ici.
Mes relations avec les autres se sont légèrement améliorées principalement parce que toute tension a disparu et que nous sommes plus proche de la colonie de vacances que du camp disciplinaire.
Je me lie d'amitié avec les secrétaires et je me joins une fois par semaine à leurs "women nights", sorties entre femmes où on laisse maris et petits copains à la maison pour aller s'amuser entre filles. Mon italien s'améliore au cours de ces sorties et je fais mourir les garçons de jalousie, eux qui aimeraient bien approcher ces italiennes de plus près. Il faut dire qu'elles sont particulièrement inaccessibles surtout que les membres de notre groupe, aidés par la boisson, ne se conduisent pas toujours de manière élégante, allant jusqu'à montrer en public certaines parties de leur anatomie qui sont habituellement réservées à des soirées plus intimes.

J'arrive à me rapprocher de quelques-uns de mes collègues, mais ceux qui forment le cœur du groupe et créent toute l'ambiance me restent inaccessibles. Tom, un Anglais, en fait partie et lui que je soupçonnais fortement d'avoir été quelque peu amoureux de Francesca ne semble pas apprécier particulièrement ma compagnie, même s'il reste toujours poli à mon égard.
La fin du cours approche beaucoup trop vite et j'appréhende un peu de retourner au Nigeria pour y être un ingénieur à part entière et affronter mes responsabilités.

Nous nous quittons au bout d'un mois avec regret. Je ne pense pas que je retrouverai un jour cette ambiance de labeur et de complicité pour braver le système, que nous avons connue ici quelques mois plus tôt.

Je fais un retour en fanfare ou du moins en vainqueur à Warri. Les choses sérieuses vont pouvoir commencer, nous sommes début juin et j'ai commencé à travailler 10 mois auparavant. Et pendant tout ce temps, je n'ai généré aucun revenu pour BOITE.
Dès mon arrivée, j'ai le droit aux félicitations de mon FSM, assorties d'une affectation sur une plate-forme appelée Western Polaris I. Ce rig est en pleine mer, à une heure d'hélicoptère.

Mon rig, Mon équipe, Mes outils et Mes équipements ; j'y suis arrivée !

Je me mets donc à travailler pour des Américains, Texans, qui ont un accent à couper au couteau et que j'ai beaucoup de mal à comprendre. Je dois régulièrement faire appel à d'autres anglo-saxons pour me répéter de façon compréhensible les instructions du chef de bord.
Je prépare mes outils en ville et attends, nerveuse, ma première mission en solo. Je pars deux jours à l'avance pour avoir le temps de bien prendre connaissance avec les installations à bord et pour vérifier une ultime fois mes outils avant mon premier job.
Je suis assez bien accueillie à mon arrivée et je fais connaissance avec ceux que je vais dorénavant fréquenter pendant mes longs séjours à bord.

La population d'un rig est constituée des équipes de forage soit d'expatriés, en rotation, qui restent un mois à bord avant de rentrer pour un mois, travaillant douze heures par jour et des travailleurs locaux qui restent environ deux semaines à bord avant de descendre pour une semaine. Puis il y a les représentants du client qui restent une à deux semaines à bord avant d'être remplacés. Et enfin les employés des compagnies de service qui, comme moi, ne viennent que le temps de remplir leur mission.
Le jeu étant pour le client de nous garder le plus longtemps possible à bord pour être sûr que nous ne reviendrons pas en retard et pour nous de profiter de toutes les occasions pour retourner en ville afin de voir quelques nouvelles têtes, de sortir, boire et avoir un peu d'espace à soi.
Ceux qui vivent à bord en rotation forment une famille et ils acceptent plus ou moins bien les intrus qui ne participent pas à la vie du rig.

C'est une première ce job sur un rig où personne ne me connaît et qui n'a jamais vu de femme ingénieur terrain. Un test grandeur nature que tout le monde attend avant d'émettre un jugement sur cette femelle qui veut nous faire croire qu'elle peut faire un métier d'homme.
Dès mon arrivée, je sens une certaine hostilité de la part du second à bord, qui est néo-zélandais et me reproche autant d'être une femme que de faire partie de cette nation qui envoie des agents bombarder un bateau sur les côtes de son pays.
Je suis suffisamment sous pression pour ne pas supporter très longtemps les remarques désagréables qu'il se sent constamment obligé de me faire et rapidement nous atteignons le stade du conflit ouvert.

Après deux jours d'attente ponctués de re-vérification d'outils et d'ordinateur et de re-lecture de mes manuels techniques, je commence à trouver l'attente un peu longue et pas très bonne pour le moral.
Enfin ils ont fini de forer et ils sortent du puits pour me laisser la place. Bien sûr, ça commence au milieu de la nuit, bien sûr je n'ai pas réussi à m'endormir auparavant et bien sûr je suis fatiguée alors que j'attaque un travail qui va durer entre trente et quarante heures. Durant tout ce temps, je ne quitterai mon unité que pour aller sur le rig floor (endroit où les outils descendent dans le puits).
Dans l'effervescence générale, nous assemblons nos outils et les faisons descendre. J'aime cette opération purement mécanique qui signifie le début du travail et qui permet de se mettre dans l'ambiance avant d'attaquer les choses sérieuses.
Au cours de la descente, mon cœur bat plus fort quand j'envoie du courant dans le train d'outil. Je ressentirai cette angoisse tout au long de ma carrière. C'est l'instant de vérité : ou tout va bien ou les équipements sont en panne et les gros ennuis commencent.
Cette fois ci, pas de problème, j'étouffe un ouf de soulagement et me sens confiante pour affronter la suite.
Pendant la remontée, mon outil a des problèmes et commence à prendre des mesures complètement loufoques heureusement en dehors de la zone qui intéresse le client. A mon retour sur la base, je reçois de nombreuses remontrances de la part de mon FSM qui m'explique comment j'aurai pu éviter de présenter ce résultat au client. Cet épisode donne l'occasion au client de dire qu'il ne veut pas de moi et que je devrais être remplacée par un ingénieur plus expérimenté (et homme aussi ?). Cela me vaudra de passer de longues heures en ville à vérifier mes outils encore et encore sans jamais réussir à reproduire le problème. Ils deviendront les outils maudits de Warri après avoir renouvelé le même comportement au cours d'un autre job, avec un autre ingénieur, sans jamais vouloir le reproduire en ville pour nous permettre de diagnostiquer le problème.
A mon retour en ville, je passe donc dix jours très intensifs entre les visites chez le client et le travail sur mes outils avant de finalement me convaincre que je peux les renvoyer à bord de Western Polaris I pour le prochain job à venir dans cinq jours.

Ce soir là, j'appelle mon ami Pascal. Pascal ? C'est un Français, arrivé au Nigeria à peu près en même temps que moi, en charge du département mécanique et de l'entretien des engins. Il reste toujours en ville et me sert généralement de chevalier servant pour sortir en boite, de confident après mes histoires d'amour et de compagnon pour partir à la découverte de Warri et de ces environs.
Je l'emmène avec l'intention avouée de boire beaucoup ce soir, de m'amuser et surtout d'oublier que mon premier job a été un fiasco afin de repartir sur de nouvelles bases.
Nous passons prendre deux autres copains français, Nicolas et Pierre afin d'entamer la tournée des bars de Warri. Nous buvons quelques apéritifs avant de nous mettre en route et nous voilà partis pour notre bar et repère favori : le Beach Comber après que Pascal soit rentré chez lui, exceptionnellement.
Je conduis moi-même, ce qui est assez inhabituel dans un pays où pratiquement toutes les compagnies hormis la nôtre utilisent des chauffeurs pour leurs expatriés.

Il n'y a pas de place devant la porte et je décide de me garer de l'autre coté de la route, dans un coin mal éclairé. Mes amis descendent de voiture et se dirigent vers le bar pendant que je manœuvre. Je m'apprête à ouvrir ma portière quand une bande de Nigérians s'approche de moi en criant quelque chose que je ne comprends pas. Je pense tout d'abord qu'ils veulent que je me gare plus loin et ce n'est qu'après avoir entendu une détonation et senti le canon d'un pistolet sur la tempe que je réalise que leurs intentions ne sont pas pacifiques.
On nous a expliqué qu'en cas d'attaque, il faut garder son sang-froid, donner tout ce qu'ils veulent et surtout ne pas dévisager les assaillants pour montrer qu'on ne pourra jamais les reconnaître. Théorie simple s'il en est mais que je dois maintenant mettre en pratique ! Je n'ai pas le temps de crier ou de paniquer car l'un des voleurs me donne un coup de poing au visage pendant que l'autre me tire violemment dehors. Ils sautent dans la voiture et démarrent avant que je puisse réagir et je me retrouve au milieu de la route, médusée. J'ai l'impression de vivre un cauchemar éveillée.

Je me retourne et remarque qu'il n'y a plus un seul piéton sur la chaussée, la faune habituelle a disparu ; ils se sont tous réfugiés dans le bar. Je m'y dirige et y retrouve mes amis assis. Encore sous le choc, je crie en leur demandant pourquoi ils ne sont pas restés dehors pour se porter à mon secours. Ils ne me répondent pas mais me montrent leurs jambes ensanglantées. Une fois que je suis calmée, mes amis m'expliquent qu'ils sont retournés sur leur pas quand ils ont remarqué cette bande qui entourait la voiture. Avant même de comprendre la situation, ils se sont fait tirer dessus par des voleurs effrayés avant de se faire entraîner à l'intérieur par une foule paniquée.
Le bar grouille d'expatriés qui ont apparemment vécu plein de guerres et autres situations extrêmes. Nous devons nous enfuir rapidement quand l'un propose de verser du whisky sur les plaies pendant que l'autre veut faire un garrot. Je les emmène et nous attrapons un taxi pour nous diriger vers l'une des cliniques les plus propres et réputées du secteur. J'attends dans la salle d'attente avec eux quand mon chef (le FSM) arrive; Il a été prévenu par une bush baby qui lui a raconté l'attaque. Rien de tel que le tam-tam en Afrique. Je le mets au courant des événements de la nuit, quoique qu'il ne soit que neuf heures et demie et nous laissons mes camarades aux mains de l'équipe soignante pour nous rendre au poste de police faire notre rapport. Mes amis s'en sortent avec quelques plombs depuis les cuisses jusqu'aux pieds, ils seront rapatriés en France mais se remettront tous les deux très bien, avec juste ce qu'il faut de cicatrices pour animer les soirées mondaines. Après cette aventure, Pierre décide de ne pas revenir au Nigeria, mais je retrouverai Nicolas quelques temps après.

Nous finissons assez tard nos démarches administratives et je commence à ressentir le contrecoup de l'attaque. Mon FSM, un Français qui s'appelle Laurent et est arrivé six mois auparavant, ne m'apporte aucun soutien moral et me reprend plusieurs fois quand il trouve que je me laisse aller. Cela se confirme le lendemain quand il trouve tout à fait normal que je vienne travailler et ne comprend pas que je puisse être angoissée à l'idée de conduire moi-même pour retourner à la clinique rendre visite à mes amis. Ce que je fais, toutes les portières fermées à clef, accrochée au volant tout en lançant des coups d'œil soupçonneux à chaque piéton que je croise.
Après tout, je fais un métier d'homme, dans un environnement dur, je n'ai pas été blessée, alors pourquoi devrai-je éprouver le besoin d'un support moral ?

Le chef du pays de BOITE, résidant à Lagos, me rend visite quelques jours plus tard pour me dire de ne pas m'inquiéter à propos de la perte de la voiture. J'arrive à me retenir de lui dire que cela ne m'était même pas venu à l'esprit et que ma peau me semblait, tout au moins à mes yeux, infiniment plus importante qu'une 504 Peugeot (la voiture reine du Nigeria).
Il finit tout de même par me demander comment je me sens et me dit que même si je suis bien maintenant, je risquais de ressentir le contrecoup émotionnel deux à trois mois plus tard. Si cela m'arrivait et si je me mettais à détester le pays et ses habitants, je dois l'en avertir et il organisera mon transfert hors du Nigeria.
Durant cette période noire, il est le seul à m'apporter du soutien et à comprendre que mon aventure puisse dégénérer en phobie à moyen terme.

Je repars avec joie le lendemain sur Western Polaris I. Je sais y être en sécurité. Le travail intensif, sans problème cette fois, me permet d'oublier ce qui vient de se passer et je retrouve la ville dix jours plus tard beaucoup plus sereine que je ne l'avais quittée.
Cette alternance entre la ville, où je sors toujours autant en compagnie de Pascal, et le rig, où je travaille avec acharnement pour qu'on reconnaisse mon statut de professionnelle, font passer les deux mois suivants rapidement. Le client finit par dire à mon supérieur qu'il est très content de moi et ne veut surtout pas qu'on me change ; il a enfin admis l'avantage que je représente à pouvoir faire le même travail qu'un homme tout en apportant ma touche féminine à bord pour la joie de ces messieurs. Ils ont été bien surpris la première fois que j'ai sorti ma broderie, mais ils ont fini pas s'habituer et je me suis prise de passion pour le point de croix. C'est un hobby fait pour cette vie puisque, tout en prenant peu de place dans le sac, il n'est jamais terminé. Idéal pour les longues soirées quand, bloqué sur le rig, on a épuisé toutes les autres sources de loisir, lu les livres disponibles, vu les cassettes vidéos trois fois et abandonné les sujets de conversation avec des compagnons qu'on n'a pas choisis.

Un jour, je pars sur le rig, pour une nouvelle mission. Rien d'exceptionnel, je sais que ce sera long mais pas très compliqué.
Je commence comme d'habitude et je m'installe confortablement dans mon unité en prévision des longues heures à venir. Le soir, je ne me sens pas très bien, je suis fiévreuse. Je profite d'une courte pose pour rendre visite au médecin qui me diagnostique sans surprise une montée de paludisme. Je vais chercher des couvertures car je claque des dents en face de mon ordinateur, seul un doigt dépasse qui continue à taper sur le clavier.
Sortir dans la chaleur moite ne me réchauffe même pas. C'est ma deuxième crise et les symptômes sont à chaque fois identiques : forte fièvre, frissons, courbatures, mal de tête et diarrhée.
Il faut dire que j'ai abandonné depuis longtemps la prévention anti-paludisme que je n'arrivais pas à suivre régulièrement, et qui a la désagréable réputation de provoquer des effets secondaires à long terme.
Je passe les trente-six heures qui suivent à trembler, transpirer et boire des litres d'eau mais je n'arrête pas le travail. Il n'y a personne pour me remplacer et je ne peux pas me permettre de quitter mon unité. Heureusement, mon état ne s'empire pas, il semble qu'une fois de plus j'en sois quitte pour un accès de paludisme mineur qui ne nécessite pas d'hospitalisation.
La fin du job correspond à la fin de la crise et je passe les deux jours suivants à dormir et à récupérer sur la plate-forme avant de redescendre en ville.

J'accumule les expériences et maintenant je me sens vraiment à l'aise dans mon travail. Quelques mois après mon premier job, Hervé, l'examinateur de conduite, vient de France nous rendre visite. On le voit régulièrement vérifier que nous sommes aptes à conduire les voitures de BOITE. Cette fois, il a été chargé de tourner un film sur la sécurité au travail. Manque de chance, je suis la première à partir en mission et il m'accompagne. Je sermonne mes aides, il est hors de question de nous ridiculiser en adoptant une mauvaise posture pendant le levage des outils. Tout se passe pour le mieux et Hervé filme pendant que nous menons la conduite des opérations. Dans notre métier, nous manipulons des matières assez dangereuses, tels que des explosifs ou des sources radioactives. Au cours de ces opérations, j’éloigne tout le monde et je me retrouve seule face au danger. Je suis seule quand je connecte le détonateur avant d’envoyer l’outil bourré de charges explosives au fond du puits, et s’il y avait un accident, je serais la première victime. Il n’y a pas de seconde chance !
Mais aujourd'hui, pas d'explosif, je me contenterai des sources radioactives.
C'est une manipulation assez classique, on dépose le container en plomb près du puits et à l'aide de pinces spéciales, allongées, on place la source cylindrique dans l'outil avant que les aides ne le descendent rapidement. De nouveau, l'ingénieur est seul.
Nous portons en permanence un badge, mesurant le taux de radiation mensuelle absorbée, qui vérifie que nous sommes sous les limites de sécurité.
Ce jour là, je n'y arrive pas. J'introduis la source dans la chemise de l'outil comme à l'accoutumée mais impossible de la refermer. Je suis consciente de la caméra pointée sur moi. La vis tourne dans le vide pendant qu'Hervé filme. Je réessaye plusieurs fois sans succès et Hervé filme. Je m'énerve et Hervé continue à filmer. Evidemment, ça ne m'arrive jamais sauf quand je suis filmée. Au final, je prends une grande respiration et je décide de remettre la source dans son container, que je referme ; puis je nettoie le filetage avant de recommencer en douceur. Cette fois, pas d'incident. Je n'ai jamais vu la cassette et je sais pas si la séquence de la première tentative avortée, assortie de mes jurons, est restée comme un cas d'école de ce qu'il ne faut surtout pas faire.

Et en septembre, je tente enfin de prendre mes premières vacances depuis un an.
Je retarde une première fois pour cause de travail urgent. Puis les travailleurs locaux commencent une grève qui nous entraîne à mobiliser toute force vive de la base pour que le travail continue et que le client ne s'aperçoive de rien. Cette situation dure depuis dix jours et tous les ingénieurs sont épuisés de cette cadence. Un jour où nous discutons entre nous et critiquons ces négociations qui s'éternisent, nous décidons que l'un d'entre nous devrait exprimer notre mécontentement au management. Les autres se retournent en bloc vers moi et me disent que je devrais y aller car je suis la seule du groupe avec suffisamment de " couilles " (en anglais mais dans le texte).
Mais la grève se termine enfin et je peux partir.

Je n'ai que dix jours devant moi. C'est suffisant pour réaliser un vieux rêve d'enfant : un safari au Kenya.
J'inaugure pour l'occasion mon superbe appareil photo, je loue un quatre-quatre qui inclut un chauffeur-guide et du matériel de camping et nous voilà partis à l'aventure en dehors des chemins battus.
Evidemment, rien ne se passe comme prévu.
Dans la précipitation du départ, j'ai oublié mes lunettes et je me déplace dans un flou artistique. J'achète des jumelles et mon compagnon a pour mission de stopper la voiture afin que je puisse les sortir dès que nous croisons un animal.
Au troisième soir, j'ai le droit à une déclaration de la part du guide qui estime que toute femelle isolée est en recherche d'aventure. Evidemment cette déclaration se heurte à une fin de non recevoir dans laquelle je le menace de téléphoner à sa direction pour changer d'accompagnateur au prochain écart.
Bien sûr, nous n'avons pas le droit de sortir des chemins tout tracés et quand j'insiste pour prendre le volant et conduire hors pistes, je dois affronter la mauvaise humeur du guide qui a la responsabilité de la voiture. Puis nous nous faisons charger par un éléphant solitaire dont nous avons apparemment empiété le territoire.

Il va de soi que nous n'avons pas le droit de planter la tente en dehors des zones réservées au camping où nous côtoyons un afflux de touristes que je cherche soigneusement à éviter. Et pour couronner le tout, quand je fais développer les photos trois mois plus tard, les pellicules ont pris un coup de rayons mal dosés dans un des aéroports ou n'ont pas aimé rester si longtemps à la chaleur. Le résultat de mon périple est trois photos et douze films voilés irrécupérables.


Chapitre 5

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